« Arbre », xylographie de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)
J’ai beau fréquenter assez souvent le XIIIe arrondissement de Paris, je ne connaissais pas la rue Albert, pourtant longue de près de 500 mètres. Albert qui ? me demandai-je, avec le secret espoir que ce fût un amical clin d’œil sinon à Dürer, au moins à Besnard, ou à Decaris. Mais non, cet Albert-là est le pseudonyme d’un ouvrier mécanicien nommé Alexandre Martin, qui fut « membre du gouvernement provisoire de 1848 et de la commission des Barricades pendant la Commune », si j’en crois Hillairet. Je ne me rappelle pas s’il y eut une commission des Barricades en 1968. Ce n’étaient pourtant pas les commissions qui manquaient.
Au n° 10 de la rue Albert s’ouvre une perpendiculaire bordée de plusieurs maisons individuelles posées côte-à-côte devant un jardin commun ayant échappé à la promotion immobilière, assez plaisant même en hiver. La dernière villa est celle où demeure Guy Jahan, dans le calme et quasiment le secret. Comme les autres, elle a son jardinet sur le devant, de la taille d’une table de ping-pong et, sur l’arrière, une cour cimentée format raisin.
L’artiste a installé son atelier au deuxième étage, sous les toits. La seconde volée d’escaliers, peinte en blanc, est un peu plus raide et étroite que la première. Le mur en est couvert d’estampes encadrées, et il y en a plein d’autres sur le palier éclairé par un Velux®, ainsi que dans des étagères et dans des X, à côté d’un évier où, lorsque l’occasion se présente, Guy Jahan fait mordre ses eaux-fortes.
Sur la cloison du palier, au-dessus des patères rouges du porte-manteau, sont fixés plusieurs « parchemins d’honneur » qui lui ont été délivrés par la Ville de Chamalières à l’occasion de ses participations à la « Triennale mondiale d’estampes de petit format ». Il y a aussi une photo encadrée le montrant en compagnie de son frère jumeau alors qu’ils étaient âgés de quelque huit ans, c’est-à-dire il y a un peu plus de trois quarts de siècle. Ce frère aujourd’hui décédé a suivi une carrière tout à fait différente de celle de Guy.
Guy, lui, a d’abord été architecte, et à ce titre il a occupé un poste important, celui d’architecte départemental des Yvelines. Puis, à la suite de différentes difficultés politico-administratives sur lesquelles il ne souhaite pas s’étendre, il s’est retrouvé au chômage, dans toute la force de ses cinquante-huit ans. L’estampe l’a en quelque sorte fait naître à une nouvelle vie.
Il a suivi les cours de Claude Breton (1928-2006), peintre et graveur1, qui enseigna les techniques de l’estampe aux Ateliers Beaux-Arts de la Ville de Paris de 1976 à 1998. Il garde, me dit-il avec une certaine émotion, un excellent souvenir de cette relation.
Guy en son atelier (Cl. Maxime Préaud)
Sur le palier, lui-même très chargé de cadres divers, deux pièces s’ouvrent. Sur la porte de la première, peinte dans un gris violacé discutable, est scotchée une affiche montrant la main de l’artiste posée à plat sur une de ses estampes, annonçant une exposition : « Les Ateliers Moret présentent Guy Jahan » du 20 au 28 mai 2016, à l’occasion de la Fête de l’estampe2. À l’intérieur, il s’agit d’une espèce de bureau où l’artiste a installé un ordinateur grand écran, à côté duquel est posé un agenda bien rempli ; il est ouvert et j’y repère à la date du mercredi 3 mars matin3 mon nom associé à celui de mon camarade Claude Bureau qui m’a amené jusqu’ici.
Une petite étagère suspendue au mur est remplie de dossiers numérotés de 1 à 24. Sur la cloison de gauche, à côté de photocopies de dessins et d’estampes japonaises, est punaisée une photo de Guy Jahan un peu plus jeune, accompagné de son chat, devant un problème de mots croisés. Il aime bien cette photo, je ne sais pas si c’est à cause du chat, on la retrouve accrochée ailleurs. Il y a sur tous les murs des photographies, photos de famille, reproductions de peintures, de toutes époques ; à côté d’un lit de repos couvert d’esquisses, des paysages de Cézanne, et deux gravures en bois du maître de maison représentant les signes du Zodiaque du Bélier et du Capricorne. Une maquette de bateau de pêche, à voile, posée sur une étagère, rappelle son goût pour la mer. Sur la cloison de droite, je remarque une belle nature morte enfantine datée de 1965 sur laquelle on lit : Bonne fête papa / Odile4 ; à côté, sous une affichette néerlandaise où figurent vingt autoportraits gravés de Rembrandt, est suspendue une feuille encadrée où l’on voit imprimés six sujets de bataille dans le genre médiéval, gravés à l’eau-forte avec aquatinte, signés du monogramme de Jahan. Sur le plancher, au pied du lit, s’entassent des cadres contenant des estampes gravées en bois en couleurs, qui sont un peu sa spécialité.
Le dessin d’Odile (Cl. Maxime Préaud)
L’atelier proprement dit fait toute la largeur de la maison, soit environ huit mètres sur trois cinquante. Il faut ajouter de chaque côté un retrait d’environ un mètre de large sous l’angle du toit, où il a installé des étagères pour ranger des boîtes d’archives, des plaques de cuivre et des planches de bois, et tout un tas de paperasses.
Sur toute la longueur Guy Jahan a monté un grand établi, formé d’une immense planche aujourd’hui presqu’entièrement dissimulée sous un bric-à-brac spécial graveur. Sur la gauche, une table de chauffe devant laquelle sont suspendus ou posés des rouleaux, des boîtes d’encre, des bouteilles de divers produits toxiques en verre ou en plastique. Il y a partout de vieilles boîtes à gâteaux contenant des crayons, des feutres et des stylos de toutes sortes, des opinels®, des cutters, des pinceaux, et plein d’outils pour la plupart plantés dans des blocs de polystyrène : burins, échoppes et onglettes pour graver le bois. Comme beaucoup de graveurs, il a la passion des outils – je pense au regretté François Maréchal, qui en avait une fabuleuse collection – et il n’en utilise guère que trois ou quatre, toujours les mêmes.
Xylographie en cours (Cl. Maxime Préaud)
Il ne travaille pas directement sur l’établi, mais dessous, sur un plateau coulissant posé sur des tréteaux. Au moment où je passe, il est confronté à une grande planche de bois contreplaqué cinq plis sur laquelle je distingue des arbres. À cette heure matinale, la lumière fort agréable vient de deux Velux®, un sur chaque pente du toit. Il y a aussi, au centre du mur qui lui fait face, un hublot carré donnant sur la maison voisine en briques roses. Une pendule carrée fait la rime, qui marque trois quarts d’heure d’avance – elle doit être en retard sur l’heure d’été –, mais le temps ici ne passe sûrement pas de la même façon qu’ailleurs.
Le même mur est tapissé de photographies, de cartes postales, de découpures, d’épreuves d’essai, d’esquisses. L’œil passe sans cesse d’un siècle à l’autre, de Paolo Uccello à Derain, d’un nu à un paysage, d’un oiseau en plein vol à un poisson entre deux eaux. Le monde de Guy Jahan n’a pas beaucoup de frontières.
Dans la même pièce, contre l’autre mur il y a encore un bureau, moins artiste et plus paperasses, avec plein de crayons et de stylos dans des verres, des tasses et des bocaux. Une étagère au-dessus porte quelques livres, parmi lesquels je relève les noms de Fouquet (le peintre, pas le ministre), Hopper, Gracq avec son Rivage des Syrtes, et des sujets tels que poissons, oiseaux, rapaces, oiseaux de mer. Et un poste de radio à transistors. Curieusement, je ne vois pas d’appareil à musique.
De l’autre côté de la porte, est installée sur son bâti une presse à taille-douce de chez Le Deuil, acquise quelques années avant que la maison ne disparaisse. Elle fait 60 cm de passage. Il ne s’en sert vraiment que pour les essais, l’adaptant de la taille-douce à la taille d’épargne selon les circonstances. Sinon, il fait imprimer chez Moret et Compagnie.
Sur le mur, là-aussi, beaucoup d’images côte à côte et même parfois superposées, des photos, mais aussi des eaux-fortes, notamment des académies, hommes ou femmes, directement gravées d’après des modèles vivants. Il insiste sur l’intérêt des modèles vivants, je n’ose pas lui dire que je préfère les bouteilles et les cafetières, que je n’aime pas trop quand ça bouge. Par exemple, j’aime bien ce qui est un peu plus haut, sur le rebord d’une poutre, quasiment inaccessible : des statuettes africaines et un grand papillon, qui sont des cadeaux de son meilleur ami, aujourd’hui disparu, ainsi que des pierres, des coquilles, des leurres pour la pêche.
Maxime Préaud
1 – Voir l’association Les Amis de Claude Breton et Marcel Roche.
2 – Occasion de rappeler que la Fête de l’Estampe, lancée en 2013 par l’association Manifestampe, se déroule en France et en Europe tous les ans autour du 26 mai, date de la signature par Louis XIV de l’arrêt de Saint-Jean-de-Luz confirmant le métier de graveur comme un métier libre.
3 – 2020.
4 – Il semble toutefois, à ce que j’ai cru comprendre, c’est la sœur cadette d’Odile, Marianne, qui vit à Montpellier, qui s’intéresse le plus au travail de son père et aux beaux-arts en général.