Paysage et estampe – 9

Thomery en Val de Loing

Poursuivant notre voyage en Val de Loing, un lieu privé nous convie à faire étape : le château de By, qui trouverait son origine au XVe siècle, d’abord en tant que rendez-vous de chasse puis résidence d’un Officier de la Cour de Fontainebleau. Les bâtiments actuels datent en fait principalement du début du XVIIe siècle… Situé sur la commune de Thomery, ce qui est devenu aujourd’hui un lieu muséal fut, pendant quarante ans, à partir de 1859, la demeure et atelier de Marie Rosalie Bonheur, alias Rosa Bonheur, artiste peintre et sculptrice animalière.

Le château de By à Thomery
(Cl. Archives départementales de Seine & Marne)

Rosa Bonheur est une artiste hors des normes, qui mérite d’être évoquée, non seulement parce qu’elle fut une figure artistique marquante du Val de Loing, mais aussi du fait de sa renommée qui devait s’étendre bien au-delà de nos frontières. Elle est fille d’un peintre et professeur de dessin, Raymond Bonheur, qui avait découvert et adhéré à la doctrine du Saint-Simonisme, prônant l’émancipation de la classe ouvrière, mais aussi des femmes : des pensées qui, au XIXe siècle, étaient novatrices mais généralement peu comprises, voire rejetées par l’aristocratie et la gent masculine.
La petite Rosalie se montrant douée pour le dessin, son père l’avait alors poussée à développer ses capacités artistiques et à s’épanouir dans sa passion naissante. Cependant, délaissant bientôt les siens par son adhésion à ce mouvement idéologique, il laissa paradoxalement sa famille dans une situation d’abandon, jusqu’à sombrer dans la misère et Sophie, sa femme, en mourut. Un vécu qui devait marquer profondément Marie Rosalie, qui en éprouva sans doute une certaine distanciation vis à vis des hommes, préférant le célibat et la compagnie des femmes. Mais sa grande motivation fut sa liberté d’être et pour cela, son indépendance financière. Aussi travailla-t-elle son art avec opiniâtreté, s’y consacrant de toute son âme, et participant à de grandes expositions.

Rosa Bonheur
Manière noire (1896) de Joseph Bishop Pratt,
d’après Consuelo Fould
© The Trustees of the British Museum

Elle fut une personnalité locale hors norme, à plus d’un titre, gagnant une notoriété internationale. Marie Borin, en avant-propos d’une biographie sur l’artiste Rosa Bonheur, écrit : « Rosa Bonheur, peintre du XIXe siècle (1822-1899), a fait briller la France dans le ciel d’Angleterre et des États-Unis pendant plus d’un demi siècle. Elle a contribué à donner aux femmes une autre idée d’elles-mêmes que celle imposée par l’obscurantisme misogyne ». Il lui fallut se distinguer dans cet univers essentiellement masculin qui baignait la société. Le goût pour la nature et la représentation animale était alors dans l’air du temps. On en trouve des exemples dans l’école de Barbizon, mais d’autres artistes d’essence naturaliste comme par exemple le peintre Constant Troyon (1810-1865), s’y adonnent.

Rosa Bonheur partageait ce sentiment. Ce qui lui fit quitter son atelier parisien du 32 de la rue d’Assas pour gagner le château de By qu’elle acheta grâce à la vente de ses œuvres. Faisant appel à un architecte, Jules Saulnier, elle y fit construire un grand atelier de style néogothique. Un lieu idéal pour s’adonner pleinement à son art, tout en cultivant une personnalité atypique pour son époque. Indépendante d’esprit, elle s’habillait en homme, ce qui était alors interdit aux femmes, sauf par autorisation spéciale obtenue auprès de la Préfecture de police (loi du 16 Brumaire l’an IX ou 7 novembre 1800) “au vu du certificat d’un officier de santé”. Elle portait les cheveux courts et fumait des havanes. Elle aima des femmes : ainsi les artistes peintres Nathalie Micas (1824-1889) et Anna Elizabeth Klumpke (1856-1942), qui partagèrent successivement sa vie,… et sans doute une liaison avec la cantatrice Marie Caroline Miolan-Carvalho, qui fut en mars 1859 la première Marguerite dans Faust de Gounod, sur la scène parisienne du Théâtre Lyrique, et qu’elle aurait fréquentée entre 1866 et 1872. Cela dit, tout au long de sa vie, elle contribua à affirmer le rôle de la femme dans le milieu artistique.

Attirée par les grandes compositions, Rosa Bonheur ne toucha pas à l’estampe. D’autres s’en chargèrent pour elle, participant à la reproduction et la diffusion de ses œuvres, lithographie ou gravure. Son grand succès est dû à “The Horse Fair”, le “Marché aux chevaux”, qui fut exposé grâce à Ernest Gambart, marchand d’art et alors agent de l’artiste, en mai 1855 à Londres, lors de la seconde Exposition annuelle de l’École française des Beaux-Arts. Ce qui fera écrire à William Rossetti, dans “Art News from England”, que Rosa est : « Une femme merveilleuse, une femme sans précédent en Art pour sa force et ses capacités dans tous les domaines. »

“The Horse Fair” Rosa Bonheur
Étude préliminaire et huile sur toile © The Met
Gravure de William Henry Simmons © British Museum

Cette peinture montre un marché aux chevaux qui s’est tenu à Paris sur le boulevard de l’Hôpital, près de l’asile de la Salpêtrière, dont on devine dans le fond à gauche le dôme de la chapelle Saint-Louis. L’étude préliminaire (craie noire, lavis de gris, rehauts de blanc sur papier beige), qui mesure 13,7 x 33,7 cm, donnera une huile sur toile (1852-1855) de 244,5 x 506,7 cm. Quant à l’estampe, réalisée en 1871 par William Henry Simmons (1811-1882), elle serait une gravure mixe, eau-forte et manière noire, de 31,2 x 49,4 cm.

Si Rosa Bonheur ne fut pas graveuse, la lithographie et la gravure participèrent à la diffusion de ses huiles, qui furent nombreuses, et justement récompensées. Déjà, à l’Exposition universelle de Paris, la “Fenaison en Auvergne” avait reçu une médaille d’or. Aux salons de 1848 et 1855, elle fut la première artiste féminine à recevoir la croix de la Légion d’honneur au titre des Beaux-arts, de la main même de l’impératrice Eugénie, qui se rendit tout spécialement à By, le 10 juin 1865, pour lui remettre sa distinction de Chevalière. Elle fut promue officière de cet ordre en avril 1894 et fut la première femme à recevoir la “rosette”, le 12 mai, de la part du président de la République Sadi Carnot. Et Marie Borin d’ajouter dans sa bibliographie : « La visite du président de la République, comme celle trente ans auparavant de l’impératrice de France dans l’atelier d’une peintre, et la Légion d’honneur, marquent la reconnaissance officielle du pouvoir politique d’un lieu féminin de création, légitimant aux yeux de tous la liberté artistique des femmes. »
L’ultime récompense que reçut Rosa Bonheur fut, clôturant une liste impressionnante distinctions artistiques, celle posthume de Médaille d’honneur du salon de la Société des Artistes Français, le 29 mai 1899.
Un monument portant le grand bronze d’un taureau réalisé d’après une de ses statuettes animalières, lui fut dédié, offert par Ernest Gambart à la ville de Fontainebleau et érigé en 1901 sur la place Denecourt (devenue aujourd’hui place Napoléon Bonaparte). Mais, durant l’Occupation, suite à la loi du 11 octobre 1941 promulguée par le régime de Vichy, il sera, comme nombre de statues en France, démonté pour être fondu au bénéfice de l’Allemagne.

Pour l’anecdote, signalons que Rosa Bonheur reçu dans son atelier, le 25 septembre 1889, un certain colonel Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill, qu’elle avait rencontré lors de l’exposition universelle de Paris où il présentait son spectacle du Far West. Une association, créée en 2005 par Éliane Foulquié : “Les amis de Rosa Bonheur”, s’attache à promouvoir l’œuvre de l’artiste et à faire connaître sa vie et les lieux où elle a vécu. Quant au château de By (12, rue Rosa Bonheur – 77810 By-Thomery), ex-propriété des descendants de la famille d’Anna Klumpke, il est rouvert au public, après les travaux de rénovation entrepris par sa nouvelle propriétaire, Katherine Brault.
Un lieu de mémoire (www.chateau-rosa-bonheur.fr), presque inchangé depuis le décès de Rosa Bonheur, à découvrir absolument ! Et pour qui en souhaiterait en apprendre plus, une biographie est à conseiller, celle de Marie Borin, intitulée : “Rosa Bonheur, une artiste à l’aube du féminisme” (Pygmalion, 2011).

(à suivre)

Gérard Robin