Paysage et estampe – 6

La forêt de Fontainebleau (2)

Grâce à Denecourt, la forêt s’était ouverte au monde, effaçant ce qu’elle avait pu représenter dans la mémoire et l’imaginaire populaire : d’un passé lointain où elle cachait dans ses sombres futaies des endroits maléfiques plein de sortilèges et de dangers, et d’un passé plus récent, où elle était devenue un repaire de brigands ou l’antre de bêtes dangereuses. Elle est aujourd’hui espace de promenades. La forêt de Fontainebleau est, à l’image de l’estampe, un lieu à la fois singulier dans son originalité et pluriel dans ses paysages arborés pittoresques, semés d’essences diverses, et dont le socle gréseux a modelé la surface, en reliefs ou “tailles” douces ou fortes pittoresques, la parsemant de roches et de sables, révélant de temps à autres quelques mares discrètes où la faune sauvage va s’abreuver. Un site privilégié donc, dont la réputation fut portée par les artistes qui la parcoururent au XIXe siècle, et qui fut présent dans l’Exposition universelle de 1878, dans le Pavillon de l’administration des forêts, ici gravé sur bois par Auguste Trichon (1814 – 1898).

“Pavillon de l’administration des forêts, dans le parc du Trocadéro” L’Exposition Universelle de 1878 illustrée avec quatre-vingt-sept belles gravures sur bois (S. de Vandières – Calman Lévy)

La forêt est aujourd’hui l’objet d’un dossier d’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO.  En charge de la demande, Chantal Georgel, conservateure générale du patrimoine et conseillère scientifique à l’I.N.H.A. Dans la revue “Perspective – Actualité en histoire de l’art” (juin 2017), elle pose en titre l’interrogation : La forêt de Fontainebleau : une nature monumentale, un monument naturel ? Un texte passionnant que je conseille à ceux et celles qui désirent en savoir plus sur ce lieu exceptionnel. Le fait anecdotique qui introduit l’article est quelque peu surprenant et mérité d’être cité. « Le 5 décembre 2016 débutaient en forêt de Fontainebleau, dans le chaos rocheux d’Apremont, proche de Barbizon, d’importants travaux d’abattage de centaines d’arbres ; cette coupe suscita, immanquablement, l’ire du quotidien écologiste Reporterre, lequel publiait le 9 février 2017 une tribune hostile intitulée “Massacre au bulldozer en forêt de Fontainebleau”, mais surtout un vrai étonnement : pourquoi couper des arbres sains, jeunes, vigoureux ? Que signifiait cette intervention ? Au visiteur qui s’interrogeait, légitimement, l’Office National des Forêts (O.N.F.) apportait une réponse claire, affichée sur un panneau installé à l’entrée du site. Ces travaux avaient pour objectif de “redessiner les paysages qui inspiraient autrefois les peintres”, de “mettre en valeur un patrimoine paysager”. Ce n’était donc ni un abattage économique, ni une coupe d’entretien, mais un travail de restauration, d’un fragment de nature, d’une nature pourtant naturellement vivante et vivace, situé dans le temps, ce temps étant celui “des peintres”. Cette gestion de la forêt prenant en considération son “artialisation” est une rare et belle idée, particulièrement adaptée au paysage d’exception qu’est la forêt de Fontainebleau (forêt de protection, Natura 2000, site classé, réserve de biosphère, réserve biologique, Z.N.I.E.F.F. [Zone Naturelle d’Intérêt Écologique, Faunistique et Floristique]), où très tôt s’est noué un dialogue fécond entre art et nature, qui la fit fréquenter par des centaines d’artistes, peintres, photographes puis cinéastes, la transformant en un véritable ”atelier grandeur nature“ (Georgel, 2007). »

“La Forêt de Fontainebleau” Eau-forte de A. P. Martial, d’après Díaz de la Peña (© The Trustees of the British Museum)

L’un de ces artistes barbizoniens qui prirent pour thème la forêt fut le peintre Narcisse Díaz de la Peña (1807-1876). Il avait rejoint le village vers 1837 et habita Grande Rue au n°28. On sait qu’enfant, il avait perdu une jambe à cause d’une piqure de vipère, mais cela ne l’empêcha pas de visiter le massif et d’en faire nombre de toiles. C’est d’ailleurs ainsi qu’il devait rencontrer Pierre-Auguste Renoir, alors que celui-ci, devant son chevalet, était importuné et agressé par des jeunes gens ; il s’interposa avec sa canne, faisant fuir les importuns, une intervention qui fut le prélude d’une grande amitié.
Il aurait pratiqué la gravure, mais il est avant tout peintre et fut reconnu comme tel, comme beaucoup de personnalités de l’École de Barbizon.
La très belle gravure ci-dessus est une eau-forte, gravée d’après l’une de ses peintures par le peintre-graveur parisien Adolphe Martial Potémont, dit A. P. Martial (1827-1883). Rappelons que celui-ci, auteur par ailleurs de lithographies, était devenu un spécialiste de cette “manière” de graver devenue au fil du temps peu prisée, ayant même publié sous son pseudo en 1873, chez A. Cadart, un ouvrage intitulé : “Nouveau traité de la gravure à l’eau-forte pour les peintres et les dessinateurs”. Le commençant par ces mots : « Eh bien ! la conquête est faite ! L’eau-forte, presque abandonnée depuis le dix-huitième siècle, est redevenue une des expressions de l’art français. Elle compte désormais comme une spécialité qui se classe dans les expositions et qui passionne déjà les curieux et les collectionneurs. Il y a maintenant en France une école d’aquafortistes ! »

Autre artiste s’intéressant à la forêt de Fontainebleau, Eugène Bléry (1805-1887), quant à lui essentiellement graveur, comme le fut Charles Jacque ! Mais alors que ce dernier était passionné par la vie paysanne, Eugène l’était par le paysage, en particulier celui des espaces forestiers et de leur végétation sauvage : fougères, angélique, roseaux, bardane, patience, etc.
On lui doit des œuvres d’une approche à la fois sensible et très descriptive, comme “Les Deux bouleaux”, gravée vers 1837.

“Les deux bouleaux”, eau-forte d’Eugène Bléry
(© The Trustees of the British Museum)

C’est un artiste de premier plan. Même si, curieusement, sa notoriété reste principalement attachée à la formation d’un élève devenu graveur d’importance, Charles Méryon (1821-1868), et on rattache peu sa reconnaissance à ses œuvres gravées. Sans doute parce qu’il fut un solitaire : on ne lui connaît pas de relation, notamment avec les peintres de l’École de Barbizon. Il est même resté à l’écart de la Société des aquafortistes, créée en 1862 par l’éditeur Alfred Cadart et l’imprimeur Auguste Delâtre, que rejoignit Félix Bracquemond en 1862, dont Méryon fut proche. En fait le plaisir de Bléry était dans l’isolement et le travail sur le motif, emportant avec lui son matériel de gravure, les plaques étant enduites de vernis. En quarante deux ans, il réalisa ainsi près de trois cents planches sur le thème forestier et ses plantes sauvages, à Fontainebleau ou ailleurs. Ce qui le caractérise, c’est que, d’une grande rigueur, il tirait lui-même sur sa presse ses épreuves, qu’il voulait parfaites. On dit qu’il n’était pas question pour lui de vendre par exemple des états. Seules les épreuves définitives étaient proposées à la vente (au nombre de deux cent six) et il aurait détruit quatre-vingt-deux planches qu’il jugeait de mauvaise qualité. Sans doute de par cette exigence de qualité, nombre de musées, outre-Manche ou outre-Atlantique, possèdent aujourd’hui quantité de ses œuvres. La presque totalité est conservée à la Bibliothèque nationale de France, les planches l’étant à la Chalcographie du Louvre. Le British Museum, quant à lui, proposerait en ligne près de cent-quatre-vingt-dix gravures.

La forêt, au travers de son attractivité naturelle et de la vision des divers artistes l’ayant fréquentée, était donc devenue un vaste atelier ; elle en est aujourd’hui un témoignage qui nous ramène à l’approche patrimoniale, esthétique, des travaux rapportés et commentés par Chantal Georgel, laquelle s’interroge en introduction de son étude : « […] cette opération de restauration, comme toute opération de restauration d’un objet patrimonial, monument ou tableau… et ici paysage, pose de nombreuses questions, dont celle de la légitimité du choix de l’état à restaurer. Ce “temps des peintres”, quel est-il réellement, comment s’inscrit-il dans le temps long de la forêt ? De quelle réalité, de quelles images s’est-il inspiré ? Au final, de quel état de l’art, et donc de l’imaginaire (bien plus que du réel ?) du lieu, cette restauration est-elle l’aboutissement ? »

Indépendamment de cet article de fond et de sa conclusion, il reste à prendre le pas de ces découvreurs d’hier, chantres de l’image, mais aussi écrivains et poètes, et à se laisser porter sur place par l’ambiance du lieu, qui est une respiration et qui ressource, hors de l’agitation citadine et, plus globalement, de la vie moderne.
(à suivre)

Gérard Robin