Paysage et estampe – 2

Carte de la région de Fontainebleau d’Arthur Heseltine
(Cl. Collection privée)

En frontispice de chaque épisode de mon propos, voici la carte de la région que nous allons visiter. Elle est extraite d’un album de gravures dues à un Anglais, Arthur Helseltine, qui vécut à Marlotte, un hameau Seine-et-Marnais, aujourd’hui devenu Bourron-Marlotte.

Ce qui nous amène à faire une petite parenthèse relative à la gravure, car celle-ci eut par le passé un rôle important dans divers domaines d’utilité publique, en particulier celui de la cartographie. C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que la première carte générale du royaume de France, restituant avec finesse le paysage naturel et construit, sera réalisée pour répondre à des fins d’organisation administrative du pays. Voulue par le roi Louis XVI, elle sera établie par la famille de cartographes Cassiny de Thury. Pour ce faire, le travail fut basé sur le relevé par triangulation des marins et navigateurs, la meilleure technique de l’époque. Malgré des imperfections, le résultat est remarquable et servira de modèle jusqu’au milieu du XIXe siècle, avant d’être remplacé par les cartes dites d’état-major.

Le présent schéma, établi par Heseltine, n’a pour seule ambition que d’indiquer succinctement la localisation des lieux qu’il a lui-même gravés ou qui furent représentés par les artistes dits de l’École de Barbizon.

Barbizon, pôle de rayonnement artistique

Barbizon n’était alors qu’un simple hameau de bûcherons et de paysans du Pays de Bière, mais qui avait deux avantages : le premier, de se trouver à proximité de Paris, dans la grande plaine agricole de Chailly (Chailly-en-Bière), à l’orée de la forêt de Fontainebleau, dans une région pittoresque aux paysages contrastés et divers, avec ses vallonnements, son arborescence et ses rochers, ses cours d’eau, comme la Seine et le Loing, et parsemée de villages ; le second, d’être facilement accessible de la capitale, d’abord par la diligence, jusqu’à Chailly, où L’Auberge du Cheval Blanc est alors un relais de poste ; ensuite, dès 1849, par le chemin de fer, qui desservit Melun et Fontainebleau, mettant le village à une dizaine de kilomètres à pied, avant qu’un petit train ne soit créé en 1899 (par la TSSM, Société du Tramway Sud de Seine-et-Marne), de Melun au terminus barbizonnais de l’Hôtel de la Forêt.

Ainsi Barbizon devint-il, entre 1825 et 1860, un vaste atelier de peinture, un centre d’attraction artistique, qui perdura jusqu’en 1875, accueillant, grâce notamment à l’Auberge Ganne, des artistes-peintres de toutes nationalités. Le lieu et les environs les fascinaient, et étaient une source d’inspiration originale, pour beaucoup nouvelle, et sans cesse renouvelée. Il est vraisemblable que, pour ces artistes, la campagne apparaît comme une sorte de refuge et de vérité par rapport à une vie citadine par certains côtés artificielle… Il n’y a rien de factice ici : tout est réel, sous l’incidence des saisons, la végétation, les récoltes, le labeur des paysans et des paysannes, leurs joies simples et leurs difficultés de vie.

“Chaumière de paysans” – eau-forte (1845) de Charles Jacque
(Cl. New York Public Library

Et puis, pour séduire plus particulièrement les peintres, il y a la beauté donnée par la lumière à chaque heure de la journée, que le vent anime, que la pluie dramatise.

Une invitation à travailler sur le motif. Cela, tant pour le peintre que pour le graveur. Mais, pour le premier, une nouveauté déterminante allait apparaître et faciliter le travail d’après nature. Ce fut l’invention, en 1841, par le peintre américain John Coffe Rand (1801-1873) d’un tube en étain avec pince, pour conserver les préparations de peintures à l’huile. En 1859, Alexandre Lefranc (1830-1894) commercialisa un tube à fermeture hermétique, à l’aide d’un bouchon à pas de vis. L’innovation, qui évitait désormais le labeur fastidieux en atelier du broyage des pigments et de leur mélange avec le liant, eut donc une incidence majeure dans la manière de peindre, et favorisa le travail sur le motif souhaité par les peintres paysagistes.

Quant à la gravure, un facteur lui donna aussi une autonomie par rapport à l’atelier d’imprimerie taille-doucière, chez qui il fallait nécessairement passer. Longtemps, l’encre fut une préparation qui y était tenue secrète, à la discrétion de “faiseurs d’encre”. Il en fut ainsi jusqu’en 1818, où Pierre Lorilleux (1788-1865), alors pressier à l’Imprimerie Royale, commença à industrialiser la fabrication des encres, son fils, Charles (1827-1893), la développant ensuite… Un artiste possédant une presse à taille-douce pouvait ainsi facilement imprimer les différents “états” de son travail (avant le BAT (bon à tirer) pour une édition éventuelle).

Cela rendit plus aisé le travail d’interprétation des graveurs spécialisés dans la reproduction des œuvres peintes. Dans sa fonction première, la gravure visait à diffuser celles-ci pour les faire connaître, mais cela conduisit bien d’autres artistes, – et ils furent nombreux –, à utiliser l’estampe comme un véritable moyen d’expression.

“Le Labourage” – eau-forte et burin (1864) de Charles Jacque
(Cl. British Museum)

Auteur des deux eaux-fortes présentées ici, la “Chaumière de paysans” (état 2) et “Le Labourage”, le graveur Charles Émile Jacque (1813-1894), (qui habita Grande rue au n°24), fut, après une période de gravure d’interprétation d’après les maîtres hollandais, un véritable artisan de la gravure originale, s’inspirant de cet environnement rural et s’attachant à décrire la vie agricole locale et ses acteurs, cela sur près de 600 gravures. Des évocations réalistes pleines de sensibilité. Il fut l’un des éléments de ce foyer d’artistes créateurs, qui «se voulaient portraitistes de la nature avant d’être les chantres de la campagne»*. *(Dictionnaire de la Peinture, École de Barbizon, Larousse). Il en reste aujourd’hui un témoignage global, gravé ou peint, d’une force incontestable.

“Le Soir”, par Félix Bracquemond, d’après Théodore Rousseau
(Cl. The New York Public Library)

Ainsi cette vision pastorale du peintre Théodore Rousseau (1812-1867), “Le Soir”, transcrite à l’eau-forte et pointe-sèche (état 6) par Félix Bracquemond (1833-1914). Rappelons que ce dernier fut à la base de la création de la Société des Aquafortistes, fondée en 1862 par l’éditeur Alfred Cadart et l’imprimeur Auguste Delâtre. C’est un spécialiste de cette “manière” de gravure, qui engagera vraisemblablement des artistes comme Jean-Baptiste Corot, Edgar Degas, Édouard Manet, Jean-François Millet ou Camille Pissarro à la pratiquer.

Quant à Rousseau, dont on ne connaîtrait que trois eaux-fortes personnelles, il est l’artiste-peintre qui fut sans doute le plus fidèle de la région de Barbizon (il habita Grande rue, au n° 55). S’il fut un temps le “grand refusé” des salons parisiens, car puriste de la représentation paysagère, ses huiles furent finalement appréciées, et se trouvèrent souvent reproduites en gravure. Les artistes qui marquèrent de leur talent ce que l’on appellera l’École de Barbizon furent nombreux. Nous en découvrirons quelques-uns, au travers de l’estampe, au fil de notre balade en Seine-et-Marne.
(à suivre…)

Gérard Robin