Outre l’estampe

Les jardins suspendus d’Isabelle Béraut (Cl. Claude Bureau)

« L’estampe par-delà l’estampe »
Salons d’exposition de l’Hôtel de ville
8 E avenue Charles de Gaulle 78126 La Celle Saint-Cloud
du 31 mars au 28 mai 2023

Pour la troisième fois, grâce à Marie-Laure Letellier, responsable des expositions de cette commune des Yvelines, l’estampe est à l’honneur dans les vastes salles de la mairie de La Celle Saint-Cloud. Les deux commissaires de la manifestation, Isabelle Béraut et Pascale Simonet, ont voulu montrer cette fois-ci que l’estampe pouvait être, entre autres, un des éléments d’une œuvre. Elles illustrent ainsi une tendance partagée par une jeune génération de créateurs qui usent des qualités expressives de l’estampe comme d’un moment ou d’un élément d’un parcours artistique pluridisciplinaire et plus polymorphe. Ainsi une place importante dans cette exposition est-elle prise par des installations ou des mises en scène dans les travaux proposés par treize artistes. Ici l’artiste stampassin – et c’est de propos délibéré – passe outre les canons des traditions stampassines et cherche à capter l’air du temps. Ce faisant, il sacrifie quelquefois aux modes du moment. Cependant la rigueur et la qualité des démarches ainsi offertes aux regards du public soulignent leur authenticité et méritent donc une contemplation attentive et silencieuse.

Paradoxalement, si le temps n’est pas une des matières expressives de l’estampe, comme il l’est dans la musique et la danse, pourtant il réside ici sous-jacent dans plusieurs des installations : le temps cyclique et saisonnier du végétal dans celles d’Isabelle Béraut et de Sophie Domont, le temps du destin dans celles de Pascale Simonet et d’Anne-Claire Gadenne, le temps de la mémoire dans celle de Dominique Moindraut, le temps des histoires de vie individuelles dans celle d’Éric Fourmestraux, le temps d’un voyage hors du monde dans celle de Claire Poisson et le temps de l’Histoire, ironique dans celle de Julien Mélique, émancipateur dans celle de Brigitte Pouillart.

La collection de capsules de Claire Poisson (Cl. Claude Bureau)

Brigitte Pouillart a choisi un jeu populaire comme antiphrase de l’émancipation féminine, le jeu de dames. Son très grand jeu intitulé : « Jeu de dames, jeu de dupes », dont le damier est composé de 64 cases linogravées et cousues toutes ensemble, supporte à la place des pions des quilles en tissu. Chacune des quilles blanches est consacrée à une figure historique de la cause des femmes. De l’autre côté du damier les quilles noires portent des pancartes blanches où sont tracées en lettres capitales des injonctions patriarcales ou machistes. Les blanches gagneront-elles la partie à ce jeu de dupes ? Semblant lui répondre sur le mode ludique, Julien Mélique a dressé un théâtre dans une grande draperie rouge où il joue sur les mots et remplace les traditionnelles poupées gigognes russes « matriochkas » par de furibards « patriochkas » moustachus qui s’emboîtent les uns dans les autres, gravés en quatre grandes tailles différentes et imprimés dans les couleurs des empires : rouge, noir et or. Comment ne pas voir là une caricature de l’impérialisme grand-russe poutinesque qui fait gémir et pleurer toutes les « matriochkas » ?

Le jeu de dames de Brigitte Pouillart (Cl. Claude Bureau)

Plus apaisées, les installations d’Isabelle Béraut et Sophie Domont célèbrent les cycles de la végétation et des saisons. Ils sont peuplés de chants d’oiseaux. Sophie Domont les attrape alors dans de petits cercles suspendus et tendus de papier de feuilles ramassées au cours de ses promenades, celles du bouleau, du chêne, de la glycérie ou de la fougère. Sur des kakemonos imprimés recto-verso, Isabelle Béraut invite à une ballade dans ses jardins suspendus où la lumière solaire s’accroche aux branches, aux brindilles, aux feuilles et aux fleurs au fil du temps qui passe. Dans un registre plus grave, les installations d’Anne-Claire Gadenne et de Pascale Simonet placées côte à côte interrogent la destinée humaine. Par le jeu de transparences de ses estampes imprimées sur des tarlatanes dans des sphères suspendues, des kakemonos ou de simples encadrements, Anne-Claire Gadenne campe des silhouettes, à la pointe sèche, fugaces, fugitives et banales, de passants entrevus : homme ou femme de dos, deux amis, cycliste ou petite fille, etc., dont elle attend les réponses à ses questions : « Qui es-tu ? », « Où vas-tu ? ». Comme en répons, Pascale Simonet a aligné les feuilles arrachées à de grandes éphémérides où sont imprimées en tampons rouges ou noirs les traces des jours qui se succèdent et que relie un petit fil rouge dont elle nous livre en capitales rouges la pessimiste et stoïque conclusion : « I lost my life – forgot to die ». Dans la même veine pessimiste, Dominique Moindraut a suspendu des rouleaux de papier imprimés qui s’envolent comme des montgolfières au-dessus d’un brasier de branchages. De ces volumens s’écroule une pluie de caractères typographiques qui viennent se consumer dans les braises en emportant dans leurs cendres les signes de nos mémoires écrites.

« Le poids des maux » d’Éric Fourmestraux (Cl. Claude Bureau)

Plus complexe et énigmatique, l’installation scénarisée d’Éric Fourmestraux intitulée : « Chacun porte sa croix » narre des histoires de vie, la sienne et celles de personnes de son entourage. Issue de deux rencontres à vingt ans d’intervalle avec la carmélite Nathalie Poppins, l’histoire débute par un tee-shirt écarlate de marque Victorinox frappé sur son pectoral gauche d’une croix carrée blanche et néanmoins helvétique que portait l’artiste lors de la première rencontre. Ce vêtement avec sa croix carrée blanche sert de point commun à toutes les histoires exposées. Celles-ci se présentent sous la forme de vingt triptyques. À gauche le portrait à la pointe sèche de la personne portant à sa manière le tee-shirt écarlate initial, au milieu en lettres capitales embossées le mot clé de la croix portée : cancer, strabisme, etc. et, à droite, calligraphié au crayon, le témoignage de la personne sur la croix qu’elle porte. Ce parcours est accompagné de nombreux objets frappés par une croix carrée rouge, blanche ou verte : une vidéo avec les autres histoires non exposées, un brassard, une brassière, une plaque de jeu Lego, dans un coin un sac mortuaire, une enseigne de pharmacie, etc. Pour figurer le poids des maux ainsi retranscrits, une énorme croix carrée sculptée en bois repose sur un antique pèse-personne contemporain des conseils de révision d’antan. En fin de parcours, un tronc, posé sur le sol, invite chacun des visiteurs à y déposer son témoignage sur la croix qui est la sienne afin que puisse être poursuivie et enrichie cette œuvre en devenir.

Une exposition à regarder au cours d’une lente déambulation méditative sur notre Histoire, nos destinées et le monde qui nous entoure. Une preuve de plus que l’art de l’estampe a encore toute sa place outre l’estampe dans le concert des arts contemporains.

Claude Bureau