Michèle Broutta dans sa galerie, en compagnie de Georges Rubel
le 11 juin 2016 à l’occasion de l’hommage rendu à Michèle Broutta
par les artistes de la galerie (Cl. Étienne Lodého )
Alors que s’ouvrait, en ce mois de mars 2024, la troisième édition de la Paris Print Fair / Salon de l’estampe, les participants, galeristes, artistes et amateurs avisés, ont appris avec tristesse la disparition de Michèle Broutta (novembre 1930 – mars 2024) éditrice et galriste. Elle fut pendant plusieurs décennies un des piliers de la profession et une référence pour de nombreux jeunes marchands qui se lançaient dans le métier.
Au terme de sa scolarité au lycée Fénelon, Michèle Broutta entame des études de philosophie et suit notamment les cours de Merleau-Ponty et de Bachelard. Ce sont les réflexions de ce dernier sur l’imaginaire qui l’ont, dit-elle, incitée à s’intéresser aux expressions artistiques. Elle se destine sans trop de conviction à l’enseignement et s’inscrit avec pragmatisme à un cours supérieur de droit et de gestion. À l’occasion d’un stage, elle découvre le monde de l’édition et travaille chez Plon au début des années 1950 : sa motivation et ses qualités de sérieux lui valent d’intégrer la maison. Elle y reste sept années durant lesquelles elle engrange de l ’expérience et côtoie des personnalités fascinantes. Elle prépare les comités de lecture et y entend régulièrement Michel Tournier, Michel Déon et Philippe Ariès.
Contre toute attente, et en dépit de nombreuses incitations à la prudence, elle quitte Plon et décide d’aller travailler aux côtés d’un électron libre de l’édition, Joseph Foret. Après s’être occupée de tâches ingrates, elle est associée à la publication d’ouvrages prestigieux, le Cyrano de Bergerac illustré par Bernard Buffet et surtout le projet de L’Apocalypse : elle a ainsi l’occasion d’approcher Jean Cocteau, Jean Giono et Ernst Jünger, mais aussi quelques artistes dont Salvador Dalí. Rappelons que le texte fut illustré par Bernard Buffet, Salvador Dalí, Georges Mathieu, Léonor Fini, Tsugouharu Foujita, Pierre-Yves Trémois et Ossip Zadkine. Elle accompagne la promotion du livre et participe aux expositions itinérantes qui dévoilent tous les aspects du produit final. C’est un moment important qui lui permet de s’affirmer et de comprendre l’importance d’une communication pertinente, voire un peu spectaculaire, autour d’une édition artistique. Les éditions Hachette ne s’y trompent pas et lui demandent peu de temps après de valoriser un projet d’édition illustré autour de Jules Verne, pour lequel elle monte une exposition et invite Youri Gagarine !
En 1966, Michèle Broutta décide de créer sa propre maison d’édition. Elle travaille depuis son appartement parisien et lance un premier projet : Le portrait de Jules Verne par Dalí. C’est un succès et elle poursuit cette collaboration inespérée en proposant successivement à l’artiste catalan Tristan et Iseult (1970), Le Décaméron (1972) et La Quête du Graal (1975). De ces réalisations elle garde un souvenir émerveillé et une profonde reconnaissance à l’égard de l’artiste. À partir de 1973, les éditions prennent le nom d’O.G.C. : Œuvres Graphiques Contemporaines. Au regard des succès précédents, l’éditrice lance de nouveaux projets avec Pierre-Yves Trémois (1972, 1977), Michel Seuphor (1977), François Houtin (1981, 1986), Mordecaï Moreh (1981, 1983, 1984), Jean Leppien (1984), Luc Peire (1984), Nathalie Grall (1993, 1998, 1999), Fred Deux (1999) et Cécile Reims (2002). À défaut de disposer d’une galerie, Michèle Broutta expose ses différentes publications à l’occasion des foires (Bâle, Francfort, FIAC de Paris, Madrid) ou dans des galeries provinciales (Strasbourg, Grenoble, Bourges).
En 1982, Michèle Broutta fait l’acquisition au numéro 31 de la rue des Bergers (15e arrondissement) d’un logement et d’un ancien atelier de mécanique Citroën. Elle dispose dorénavant d’une galerie et étend son champ d’activité : elle organise régulièrement des événements et montre notamment les « visionnaires », portés alors par le critique d’art Michel Random. Érik Desmazières, Yves Doaré, Le Maréchal, Francis Mockel, Philippe Mohlitz, Mordecaï Moreh, Georges Rubel et Jean-Pierre Velly obtiennent ainsi de la visibilité ; la plupart resteront fidèles à la galerie. Au fil des années, les rangs s’étoffèrent d’une nouvelle génération avec Étienne Lodého, Didier Mazuru et Gérard Trignac. À l’art visionnaire elle consacre trois expositions collectives (1994, 2004 et 2006) et à chacun des graveurs une ou plusieurs expositions monographiques. Elle a l’audace de défendre cette gravure figurative et narrative, redevable de la tradition, au moment même où la postmodernité ne tolère que la « gravure des peintres ». Aujourd’hui encore, ces graveurs sont pleinement conscients du rôle déterminant joué par Michèle Broutta dans le lancement de leur carrière. Le 11 juin 2016, peu de temps avant la fermeture de la galerie, ils lui offrirent un hommage, sous la forme d’un album où chacun lui dédia une œuvre originale.
Notons qu’aux antipodes de l’image visionnaire, la galerie Broutta exposa aussi des artistes abstraits et minimalistes, des représentants de l’art construit. Cela se fit sans doute sous l’influence de Vincent Batbedat : ce dernier était lui-même sculpteur et, par le biais de Michel Seuphor, il initia Michèle Broutta à ce nouveau territoire et devint ultérieurement son époux. La galerie exposa ainsi Yaacov Agam, Jean Leppien et Luc Peire. Michèle Broutta fut également sensible à une autre tendance contemporaine : la gravure matiériste.
Elle veilla à demeurer en permanence au contact des évolutions de la gravure. Elle travailla en collaboration avec la Fondation GRAViX en permettant aux jeunes artistes sélectionnés de montrer leur travail à la galerie. Par ailleurs, elle exposa volontiers le lauréat lorsque l’œuvre lui semblait prometteuse. C’est ainsi qu’elle lança la carrière de Nathalie Grall en 1990. Enfin, régulièrement, une fois par semaine, elle recevait à son bureau des artistes graveurs en acceptant l’idée d’être surprise, de renouveler son regard.
Ainsi, de 1973 à 2011, la galerie Broutta organisa plus de deux cents événements autour du livre et de la gravure. Le fil directeur de cet immense travail fut assurément la passion de l’estampe et le désir de la faire connaître. Lors de l’exposition consacrée à son activité d’éditrice et de galeriste au musée du Dessin et de l’Estampe originale de Gravelines en 2013-2014, elle confia à Virginie Caudron : « Je ne sais pas ce qui a fait tourner la galerie… Enfin, je suis contente si l’on a été un petit moteur qui a fait vraiment parler de la gravure (…) J’ai exercé un métier de passeur, j’ai voulu transmettre notre émotion, notre sensibilité ».
Lors de l’une de nos dernières entrevues, en 2016, Michèle Broutta, déjà lasse, me confia : « Je suis un peu embêtée et triste de répondre aux questions qui me sont posées. En fait, je n’ai pas envie de me remémorer mon passé. Cela veut dire que c’est fini, alors que j’ai toujours été portée par des projets, que j’ai toujours vécu dans l’instant. Ma priorité, c’est dorénavant de savoir disparaître ici, autrement dit de me séparer de mes collections intelligemment ». Elle fit ainsi des donations auprès de certaines institutions culturelles auxquelles il incombe maintenant de faire vivre ce patrimoine.
Yvon Le Bras1
1 – Yvon Le Bras vient de recevoir le Prix Beraldi pour sa thèse sur la gravure visionnaire et la galerie Michèle Broutta, voir ici.