L’estampe et l’Internet

Le logo du Gemini de Google

Contrairement à l’habitude, cet écho contient peu d’images quoiqu’il en traite quant au fond. Les changements technologiques ont toujours bouleversé les disciplines des beaux-arts dans leur statut social, leur pratique et leur expression plastique et ainsi chamboulé les manières de ceux qui les créent. En est-il ainsi de l’Internet et de ses outils dont on dispose maintenant dans des téléphones intelligents qui encombrent et paralysent la main (la gauche pour les droitiers, la droite pour les gauchers) de la plupart d’entre nous. « Smartphones » dans lesquels se noient les reflets numériques de nos estampes parmi les milliards d’images publiques ou privées qui flottent dans l’Internet. Ces encombrants joyaux manuels viennent d’enrichir leur boîte à outils avec l’« AI », l’intelligence artificielle, mauvaise traduction du vocable : intelligence qui s’apparenterait plus à celui dont les Britanniques usent pour nommer leur service d’espionnage et de renseignements : l’« Intelligence Service ».

Depuis quelque temps déjà, ces petites boîtes magiques dont on ne peut plus se passer offraient des services que l’on pouvait initier par sa voix : appeler le numéro de téléphone d’un ami, transcrire directement un message et le lui envoyer, etc., en nous faisant ainsi passer de l’âge dactylographe à l’âge oral. L’un des quintuplés que ses détracteurs dénomment « l’Empire », Google, venait de doper cette oralité par de l’intelligence artificielle sous les espèces d’une application dénommée « Gemini ». Mu par la curiosité et les attraits que vantait sa publicité, je l’installai donc illico dans ma petite boîte à côté d’autres bien utiles. Mais qu’aurais-je alors à dire à cette nouvelle venue ? La surface polie et réfléchissante de la mince boîte qui se lovait dans ma main m’y encouragea. Comme dans le conte de Blanche-Neige, « Miroir mon beau miroir… », je lui dis à haute et intelligible voix : « Quel est le parcours de Claude Bureau dans l’art de l’estampe ? »

« Gemini » transcrivit alors cette question à la vitesse de la lumière et sans faute d’orthographe sur l’écran de la petite machine. Trois secondes plus tard, retentit une voix radiophonique qui dressa mon panégyrique enflammé avec une introduction générale, puis tout un développement sur ma manière et les sujets de mes gravures, les techniques que j’utilise, les expositions où j’accroche mes estampes, mon rôle dans la vie de l’estampe, le tout suivi d’une conclusion dithyrambique. Et, si je voulais approfondir le sujet, me dit-elle, la voix me proposa quelques liens vers mon site personnel, celui de Graver Maintenant, de Manifestampe et des « Nouvelles de l’estampe », etc. Le tout transcrit en un texte qui s’affichait au fur et à mesure sur l’écran de mon miroir mon beau miroir. À écouter cette longue réponse lénifiante mon ego se gonflait d’orgueil et j’en restais tout bouche bée.

Comme l’écrivait Jean de La Fontaine dans sa fable « Le Corbeau et le Renard » :

« Apprenez que tout flatteur
Vit au dépens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »

Et ainsi les fromages accumulés par Google et les autres quintuplés leur permettent d’augmenter considérablement les informations engrangées – les fameuses « data » – et par leur truchement d’améliorer considérablement les performances de leurs outils tout en accroissant démesurément leurs recettes publicitaires. Deuxième leçon : tout ce que l’on publie sur Internet ne peut être caché à quiconque. Troisième leçon : les reflets numériques de nos estampes, aussi éloignés soient-ils des qualités expressives propres à l’art de l’estampe1, ne nous appartiennent plus et courent le vaste monde multipliés à l’infini. Miroir mon beau miroir n’es-tu pas qu’un miroir aux alouettes qui tombent toutes rôties dans leurs granges à « data » ? Méfions-nous, méfiez-vous de l’intelligence artificielle au service de « l’Empire » !

Claude Bureau

1Il faudrait ici ajouter toute une argumentation qui dépasserait le propos, pour montrer que ces qualités déjà difficilement reproductibles en photographie le sont a fortiori dans leurs reflets numériques, nonobstant la matière de leur image et de leur support.