« The Blocks of War No.16 » de Jaco Putker (Cl. Espace René Carcan)
Évoquer « l’air du temps », à propos d’une exposition artistique contemporaine, peut provoquer le scandale et déclencher des raideurs de nuques et des regards offensés. Car cet air évoque mieux les engouements qui trépassent avec l’écume des jours que le respect qui sied au pied des œuvres d’art. Comme quoi ici peuvent se nouer d’étranges alliances entre la médiocrité des jugements du jour, les regrets de ceux qui en d’étroits territoires se cramponnent à tout ce qui plaisait hier et les caprices de cercles où l’on confond sans scrupule une œuvre d’art avec un agrément de « living-room » dans une confortable paresse d’esprit. Pour pouvoir capter sans préjugé cette chose impalpable et mystérieuse, « l’air du temps », il faut sûrement être à la fois très moderne et très archaïque, savoir toujours se laisser étonner et reconnaître des reflets de l’éternité et de l’universel dans le poudroiement des paillettes du jour.
Être très archaïque, car par tous ses pores notre corps physique n’est guère différent biologiquement de celui de nos arrière-arrière-ancêtres qui soufflaient des pigments colorés entre leurs doigts ouverts sur les parois des antres de la Terre – premières traces, transfert direct – ou qui plaquaient leurs paumes maculées de glaise sur ces mêmes parois – premières empreintes, transfert inverse – ; être très moderne, car ce corps physique, par nos sens prolongés que lui procurent tous les outils d’information et de transmission à distance dont il dispose, se meut aujourd’hui sur la sphère maintenant toute accessible de la planète et demain presque aux confins de l’univers.
Être très archaïque, car notre regard par son imperfection s’abuse de chimères, comme celui naïf de l’enfant que nous fûmes où dans le plissement des paupières pétillait l’avidité à découvrir de nouvelles merveilles ; être aussi très moderne, car ce regard, nourri et abreuvé de notre histoire personnelle et de celle, inassouvie et inachevée, des autres et des civilisations proches ou lointaines, ne peut pas ne pas se projeter sur tous les possibles qu’il entrevoit et sur tous les lendemains qui les feront advenir.
« Ecoute du silence » d’Hélène Baumel (Cl. Fondation Taylor)
Archaïque et moderne, la création artistique contemporaine s’agite à cette confluence. Cependant la porte est étroite et le fil ténu. Ainsi que le faisait l’ancêtre sur ses cimaises rupestres, dans les arts qui n’usent pas du temps comme matière vive – et cette distinction séparative a toute son importance – la création d’aujourd’hui manipule toujours dans les arts plastiques, comme l’on dit aujourd’hui, les mêmes instruments rustiques et rudimentaires. Ses matières et ses outils procèdent des mêmes substances : des pigments colorés ou de la suie, de l’huile ou de l’eau, de l’argile ou de la pierre, du métal ou du bois, des fibres feutrées ou tissées, enfin, de tous ces matériaux dont avec peu d’industrie compliquée elle est capable de se saisir. Ils sont ses seuls trésors. Ainsi qu’aux commencements, son moteur primordial réside en leur manipulation même, si semblable à celle de l’enfant qui les découvre pour la première fois et dont l’adulte qui advient lui ôte souvent le plaisir.
Archaïque toujours, la création puise alors son second élan dans les humeurs, les émois et les passions qui meuvent chacun d’entre nous – joie, tristesse, angoisse, chagrin, allégresse, amour, colère, rage, douleur, etc. – et dont l’absence en ses œuvres perdurera un vice rédhibitoire. Ces sensations, la création artistique les guide vers la main innervée de telle sorte qu’elle puisse répondre à toutes les nuances et les intensités qui les composent, de la plus suave caresse à la brutalité du coup de poing fermé. La main donc, instrument essentiel, mobile et universel. Par le biais de ces manipulations, la main les concentre et les transcende dans ces matières maintenant en formes agencées. Puis, la création s’aperçoit que son objet autorise la remémoration de ces impressions ; mieux encore, que cet objet puisse les faire naître et les faire renaître. Enfin, dernier cercle de sa diffusion ondoyante, elle devient capable, imbue de sa toute-puissance, de susciter les mêmes émotions chez un autre lui-même, étranger au créateur qui les a ressenties.
« Afflux » de Catherine Gillet, détail, (Cl. Laurence Paton)
Le créateur contemporain pourrait arrêter là son dessein. Il exige plus. Il veut outrepasser le seuil de cet apprentissage. Il veut être moderne et s’ouvrir sur le temps qu’on respire. Il veut être moderne car dans le choix et l’agencement des matières et des formes, qu’il a appris à manipuler de toutes les façons, il ne peut pas ne pas continuer d’émouvoir en exprimant ce qu’il ressent du monde où il s’immerge. Cependant maintenant, ses choix et ses agencements sont l’unique truchement de l’émotion qu’il tente d’exprimer tant les sujets imposés de l’art d’autrefois – qui induisaient par leur présence même une suggestion inconsciente de l’autre – ont disparu de nos mémoires vives. Dans ses exigences formelles, il ne lui suffit plus de ressasser les anciennes recettes. Il doit se méfier des secrets d’écoles, se garder des tics d’ateliers, des poncifs de salon et de l’imitation. Il ne peut plus imiter tels quels les figures, les corps ni les paysages – il les transpose ou les suggère seulement – ni reproduire les styles d’antan et il ajoute souvent aux motifs de ceux-ci ceux puisés dans son seul imaginaire. Toutefois, pour transmettre l’émotion qu’il se prévaut de servir, il doit à tout moment redéfinir ses choix, réviser son expression et repolir ses formes. En un mot, les imaginer en les réinventant et, par un mauvais jeu de mots, les mettre au vent, les mettre à l’air, sens dessus dessous et cul par-dessus tête, pour ne conserver dans son van que le grain des choses et des gens débarrassé des contraintes de la copie fidèle et séparé des manières fripées que d’autres avant lui avaient déjà trop usées.
« Petite cristallisation » d’André Bongibault (Cl. André Bongibault)
Cet exercice sans cesse remis à l’ouvrage n’est pas sans danger et exige quelques précautions. Ces bouleversements, à chaque œuvre, recommencés ne sauraient laisser advenir ni un rideau de fumée sur un apprentissage bâclé ou sur une vacuité de l’expression émotive, ni un camouflage de l’immaturité créative, de l’à-peu-près, de la pusillanimité dans l’achèvement, du manque de talent ou de l’absence de maîtrise des manipulations premières. Ce prurit évitable ne saurait prendre prétexte dans la licence absolue qu’il importe de laisser au créateur d’aujourd’hui. L’écume, qu’il produit, peut abuser certains, elle peut atteindre à la notoriété et même aux allées du pouvoir et capter ainsi à son profit la manne financière. Qu’importe, car malgré ces écueils et en dépit de son émancipation de canons esthétiques extérieurs et antérieurs à ses œuvres, la création artistique demeure une longue patience et une rude discipline qui n’admettent pas la facilité des manipulations gratuites et qui exigent constance et assiduité dans l’effort inventif et excellence dans l’exécution.
Dans l’ordre social ou économique, elle reste certainement une activité d’une rare inefficacité car, même à ce prix, nul n’est assuré d’atteindre sinon la perfection d’un chef-d’œuvre du moins celle d’une œuvre majeure. En d’autres termes : beaucoup d’appelés peu d’élus. S’il est possible d’éviter la sélection par la pénurie – elle aboutit toujours, au mieux, à privilégier dans ses investissements les valeurs les plus traditionnelles – il faut bien laisser benoîtement, quand l’abondance le permet, ce joyeux gaspillage d’énergie l’emporter. Il faut émuler la pratique désintéressée des arts par le plus grand nombre de personnes possible. Il faut même aider à la diffusion de leurs œuvres sans regret. Tous y trouvent satisfaction et personne n’ose alors décourager le talent ou le génie qui sommeille peut-être en chacun.
« Preventorium » de Roman Couchard, détail (Cl. Maxime Préaud)
Alors, quand l’archaïque fureur de créer se marie à un agencement maîtrisé, unique et original des matières et des formes qui l’expriment, alors, à ce moment-là, parce qu’il porte la marque indélébile et profonde du geste authentique, alors et alors seulement, « l’air du temps » peut s’engouffrer allègrement ou bien s’y refuser sans que l’on sache trop bien pourquoi. Là gît la grâce de l’œuvre achevée et parfaite. Aboutissement mystérieux que le créateur s’assigne sans qu’il puisse garantir que, malgré tous ses efforts, elle advienne.
Sans doute, « l’air du temps » que l’on respire n’est pas le même pour tous. Il diffère d’un cercle à l’autre, cercles qui s’ouvrent ou se referment sur telles ou telles manifestations, sur tels ou tels courants, sur telles ou telles expressions, qui parfois s’entrelacent et parfois se repoussent et même se haïssent.
Tel, qu’aucun de ces cercles ne reconnaît comme sien, parce que trop personnel ou trop étrange à ceux-là qui s’accordent par le seul mimétisme ou la seule bienséance, s’avérera être, bien des années plus tard, sans qu’il l’ait vraiment recherché, un de ceux qui, au dire des générations suivantes, exprimait au mieux cet air évanescent qui fait époque. Tant pis pour lui, en son temps, tant pis pour les autres, bien après.
Les arts de l’éphémère – ceux qui se distinguent par l’usage du temps dans leur exécution et qui s’incarnent dans des supports mobiles ou vivants, tels le corps, la voix ou l’air vibrant et résonnant comme dans la danse, le théâtre ou la musique – ont sans doute, parce que de création et d’interprétation plus collectives, des chances plus grandes de capter « l’air du temps ». Là aussi, sans doute, des mécanismes obéissant à d’autres lois empruntent certainement à l’archaïque et au moderne. Là aussi, il y a des bouches où s’engouffre « l’air du temps » et d’autres où des persiennes bien closes ne laissent pas passer la moindre brise.
« Lady Godiva » de Tereza Lochmann (Cl. Sophia-Antipolis)
Faudrait-il alors, pour profiter de cette apparente prédisposition, que tous les arts aillent s’entremêler? Il serait facile de céder à cette tentation ; toutefois, quand les arts éphémères usent des arts plastiques, ils en usent comme accessoire et décor. Ces rôles ne sont pas sans importance ni sérieux, s’ils se contentent de servir l’essentiel, c’est-à-dire d’être les instruments dociles de la machinerie du temps. Quand ils veulent y prendre la prééminence, ils se fourvoient souvent dans le somptuaire et deviennent les laquais de pompes festives, triomphales ou funèbres en des processions et défilés où s’envolent les paillettes du clinquant, fût-il d’or ou d’argent. Ils sont alors dans un « air du temps », certainement, mais celui-là dont les siècles futurs ne retiendront que l’attendrissante nostalgie, le ridicule ou la mégalomanie.
Ainsi, pour être dans « l’air du temps », le mieux certainement serait de lui tourner le dos. A trop le traquer, on en oublierait de cultiver les archaïsmes de son art et on s’astreindrait à chercher des possibles impossibles dans l’agencement des matières et des formes qu’exigent les ruses de la mode. Marier l’archaïque et le moderne, sans tomber dans ce travers, tient de l’équilibre instable. Plus la tension du câble est forte, plus dure sera la chute et le cercle des admirateurs s’écartera vite de celui qui tente de se rétablir en d’autres agencements, singuliers et étranges, qu’il n’avait jusqu’à présent jamais pratiqués ni jamais exposés. Cet équilibre est cependant le seul qu’on puisse, en faiseur authentique, conserver pour avoir quelque chance de capter cet « air du temps » qui se dérobe si facilement. Dans cette posture de funambule, au-dessus des regards de la foule avide à la chute, il faut y tendre toujours pour espérer atteindre, quelquefois, le grand art.
Claude Bureau
Addendum
Évoquer « l’air du temps » sans citer un seul instant les formes d’art les plus récentes et les plus contemporaines peut paraître paradoxal. L’apparence est trompeuse. En effet, toutes ces formes nouvelles procèdent du temps comme matière et support de leur expression. Une des moins récentes, la photographie, est la seule qui soit encore à la croisée des chemins. Par son ambiguïté, voire son ambivalence, elle peut appartenir à l’une ou l’autre des deux grandes catégories d’arts définies ci-dessus. Elle mériterait à elle seule une réflexion appropriée. Pour ne retenir que quelques traits en exemple, citons quelques-unes de ses caractéristiques.
La photographie use du temps dans son procédé même, par pose ou par instantané elle fixe son objet pour l’éternité ou au moins pour la durée que les sels d’argent ou les mémoires numériques autorisent. Elle est fort peu manipulatrice car la main a peu de part dans son élaboration, même si le procédé ouvre les portes à toutes les manipulations que permettent la lumière et la chimie ou les transformations informatiques. Par ses tirages héliographiques, elle entre incontestablement dans le domaine de l’estampe, par le cinématographe, elle rejoint celui des arts éphémères. La liste de ces ambiguïtés est plus que longue et reste une matière féconde à la dispute.
On objectera aussi, avec force exemples et démonstrations, que la modernité aime ces ambiguïtés dont elle fait son pain blanc. Elle hait toutes ces catégories – quelles qu’elles soient – qui stérilisent la création. Elle adore le mélange des genres comme, par exemple, dans les sculptures de Tinguely, entre autres, qui introduisit la cinétique et donc le temps dans ses modes d’expression. Cependant ce mouvement – essentiellement cyclique et répétitif – n’est pas à proprement parler nouveau. Une oriflamme flottant dans le vent est le prototype même d’une sculpture cinétique ou l’ouverture, à fête carillonnée, d’un retable faisant passer son sujet de l’aplat au relief ou bien encore les automates de l’horloge de la place Saint-Marc à Venise sont de la même veine. Ils procèdent seulement de l’art somptuaire qu’on évoquait plus haut. Aujourd’hui, l’introduction du temps dans les arts est certes plus sophistiquée mais elle ne change rien à cette distinction et l’usure de l’accumulateur d’énergie et des mécanismes qu’elle emploie a vite fait raison de ce mélange où le mouvement s’épuise et la sculpture se perd.