Gustave Doré, La Banduria, encre et fusain
Une traversée dans l’édition illustrée au XIXe siècle
Galerie Heitz / Palais Rohan
2 place du Château 67000 Strasbourg
25 avril au 15 juillet 2024
Comme son sous-titre l’indique, l’exposition est essentiellement consacrée au livre illustré, car elle s’inscrit dans la célébration de Strasbourg désignée par l’UNESCO comme « Capitale mondiale du livre 2024 », ainsi que dans les 9e Rencontres de l’illustration. On se rappelle que, bien après Gustave Doré, la ville s’enorgueillit de la naissance en ses murs de Tomi Ungerer, qui y a aussi son propre musée1.
Je suis sorti de cette exposition ébloui et, pour une fois, pas encore épuisé car les dimensions en sont raisonnables. (Il faut que les organisateurs des expositions d’estampes comprennent que ces images ne se regardent pas d’emblée comme des tableaux, mais avec patience et longueur de temps.) Ébloui par le talent, l’invention, l’imagination débordante, l’humour, le sens du macabre et du fantastique proposés par Gustave Doré. Fort heureusement, nos ancêtres n’étaient pas plus malins que nous, qui, en rejetant des divers salons en vogue Doré comme peintre, l’avaient en quelque sorte repoussé vers l’illustration, exercice dans lequel il piétine, écrase, anéantit quasiment tous les autres, avec une fougue et un brio dont aucun de ses émules n’était capable. On est évidemment loin des gribouillis, aussi sympathiques soient-ils momentanément, de Hartung ou de Soulages, loin de l’oblique bleutée inlassablement répétée de Geneviève Asse, on est dans le récit, le rêve ou le cauchemar, dans le divertissement, dans ce qui image l’histoire même si elle n’est qu’anecdotique.
Sont montrées les influences subies par Doré : Grandville, Töpffer, Victor Hugo, d’autres encore, et celles qu’il a eues sur ses contemporains et ses suiveurs, y compris Van Gogh. Le regard du visiteur a largement de quoi travailler, s’amuser, se réjouir de ces réciprocités. Il y a aussi quelques morceaux de bravoure, tel ce magnifique dessin en couleurs où l’on voit le « petit » Pantagruel faire joujou avec un troupeau de vaches (au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg), ou La Banduria, sorte de guitare dont joue un nain digne de Luis Buñuel, grand dessin au fusain et à l’encre (ibidem). Un régal.
Gustave Doré, Pantagruel et les vaches allaitantes, première pensée,
crayon, encre, aquarelle et gouache (détail)
Pantagruel et les vaches allaitantes, bois debout d’après Doré
par Florentin Jonnard
Il est vrai que Doré a été admirablement servi par d’exceptionnels techniciens de la gravure en bois debout2 (ou de bout), un procédé qui demande, là encore, une habileté hors du commun, une compréhension des sujets proposés comme symbiotique à l’œuvre dessinée au lavis d’encre de Chine, à la plume et à la gouache par l’illustrateur. L’exposition montre bien ces transmissions, car, grâce aux collections de Strasbourg et à de nombreux prêts extérieurs, beaucoup de ces dessins sont présentés, de même que plusieurs bois non gravés qui ont été préservés par les amateurs.
Il ne s’agit donc pas seulement d’un hommage à Gustave, c’est aussi une accumulation de compliments à l’égard de ses graveurs. Ce qui n’est que justice, car ce sont eux qui l’ont fait vivre jusqu’à nous et le feront encore pour nos descendants.
Si l’on ignore, probablement pour toujours, le nom des graveurs qui ont permis la diffusion des dessins de Dürer (pour l’Apocalypse, etc.), si les artisans japonais qui ont travaillé d’après les subtiles compositions des Hokusaï et autres Hiroshige, on peut retenir les noms de Héliodore Pisan (le préféré de Doré, et son ami), de Jean Gauchard, de Charles Barbant (qui est loin de l’être), de Théophile Hildibrand, de Charles Maurand, d’Adolphe François Pannemaker, et de bien d’autres encore.
C’est par cette image (du moins le dessin original conservé au musée d’Orsay) illustrant le Corbeau de Poe (on est très loin de Manet) que se termine l’exposition (voir ci-dessous).
On les retrouvera dans le fort beau catalogue de la manifestation, très bien illustré, auquel ont participé de nombreux savants, avec en tête Franck Knoery, conservateur de la Bibliothèque des Musées de Strasbourg et commissaire de l’exposition3. On relève les noms de Laurent Baridon, professeur d’histoire de l’art à l’Université Louis Lumière Lyon 2, de Ghislaine Chagrot et Pierre-Emmanuel Moog, qui s’occupent de Doré et de Charles Perrault à la BnF, de Valérie Sueur-Hermel, conservatrice générale à la BnF, qui parle du bois de teinte, de François Fièvre, de Tours, qui étudie les relations entre Doré et le nigromaniériste anglais John Martin, de Kathrin Yacavone, spécialiste de la photographie, du Dr Eric Zafran, historien de l’art, et de Philippe Kaenel, commissaire de l’exposition qui avait eu lieu au musée d’Orsay en 20144.
Maxime Préaud
1 – Attention, ville « écolo ». Si vous ne connaissez pas les lieux, ne vous aventurez pas en voiture, c’est l’enfer (ni Dante ni Doré n’y sont pour rien). Tout est mal indiqué, visez la cathédrale.
2 – Qui s’imprime bien sur papier couché.
3 – Franck Knoery, dir., La constellation Gustave Doré. Une traversée dans l’édition illustrée au XIXe siècle, Strasbourg, Les Musées de la Ville de Strasbourg, in-4°, 280 p., 250 illustrations, 45 € (c’est un peu cher, mais ça vaut le coup, et en plus on peut le lire en ligne, pour ceux qui aiment ça).
4 – Doré : l’imaginaire au pouvoir : [exposition, Paris, Musée d’Orsay, 18 février-11 mai 2014, Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 13 juin-14 septembre 2014] / [catalogue] sous la direction de Philippe Kaenel ; [textes de Erika Dolphin, Côme Fabre, David Kunzle, et al.], Paris, Musée d’Orsay ; Flammarion ; Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 2014.