« Retour de pêche » aquatinte de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)
Il est des passions artistiques contrariées : Guy Jahan voulait être peintre. Hélas, il n’était pas bienséant qu’un des fils de la famille embrassât un destin aussi aléatoire. On toléra l’architecture où pouvait s’exercer son talent pour le dessin. Ainsi fut-il admis en 1949 dans l’atelier d’architecture de Pierre Vivien à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris pour en sortir en 1961 diplômé et lauréat d’un premier prix de la Chambre syndicale du bois. Après avoir exercé la profession d’architecte1 dans sa propre agence, il devint en 1978 architecte en chef du département des Yvelines puis son conseiller technique jusqu’en 1986. Sa carrière d’architecte diplômé terminée, il s’initia à la gravure dans les ateliers artistiques de la ville de Paris sous la houlette de Claude Breton. Guy Jahan se lança alors avec passion dans l’estampe à une époque où en France elle n’avait plus bonne presse et où l’image figurative n’avait plus les faveurs de la mode, des princes et des marchés de l’art contemporain.
Sans se soucier de cet air du temps, sa détermination et son talent artistique affrontèrent ces défis. Il s’exposait ainsi au rejet de générations d’artistes beaucoup plus jeunes que lui. Pourtant, il sut s’en faire reconnaître et y nouer de solides amitiés2. En effet, les estampes qu’il accrochait aux cimaises de nombreuses expositions collectives, ne laissaient pas indifférent même ceux pour qui le dessin et la figuration n’étaient plus en pointe. Car, il faut le souligner, Guy Jahan dessinait ses estampes, en bravache, en cabochard parfois, têtu sur le cap à suivre malgré les vents contraires en plaisancier à voile expérimenté qu’il était. Dans un siècle où sous prétexte d’innovation et de progrès technologique, voire de nouveaux horizons de l’art « post-quelque-chose » ou « pré-quelque-rien », le dessin a été abandonné comme fondement des arts plastiques au profit de spéculations intellectuelles et d’une rhétorique creuse, ses gravures procèdent primordialement de son dessin. Les unes ne vont pas sans l’autre. Comme sa pratique des chantiers le lui avait appris, la main qui trace et qui grave doit rester la servante d’un grand dessein ou, plus prosaïquement, d’une communication universelle entre les hommes : « un petit croquis vaut mieux qu’un long discours », comme dit le proverbe.
Guy Jahan croquait inlassablement sur le motif, qu’il soit de plein air ou celui d’un nu académique. Il esquissait toujours son sujet de gravure pour le faire advenir ou pour le préciser, avant de se lancer dans son exécution sur la plaque vierge. Sa main exprimait alors, dans le tracé du dessin, l’émotion ressentie, l’accent, le caractère, le volume, la lumière ou l’angoisse de la chose ou de l’être capturé sur la surface plane du papier. Son dessin précis et rigoureux, voire vigoureux, composait ainsi ses images qui ne doivent rien au hasard. Toutefois, sa figuration n’était jamais ce qu’un regard distrait pourrait qualifier de photographique. Au contraire, on y baignait dans une émotivité à fleur de peau, aux aguets de tout ce qui pouvait amplifier le saillant de ce qu’il observait et qu’il nous restituait ainsi sublimé. Il s’agit là d’une figuration subjective où sa personnalité volontaire, sensible et, quelquefois, colérique s’exprimait tout en recréant sans l’affadir le sujet pour lequel il gardait une respectueuse fidélité. Grâce à la maîtrise de son dessin, il en faisait surgir d’évidence la structure fondamentale qui est souvent celée à la commune vision, comme la structure d’un squelette est dissimulée sous la variété des chairs.
« Carénage au Grau du Roi » aquatinte de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)
Marin, il savait qu’on ne plie pas à nos caprices les plus fous les éléments sans en respecter les structures dans lesquelles la nature les ordonnance. Il faut les accompagner avec discipline pour mieux les utiliser afin qu’elles accomplissent le dessein pour lequel on les sollicite. Ainsi, le cap est-il tenu dans son œuvre gravé. Car, l’acte de graver ne se contente pas de la seule transposition du dessin préparatoire sur la plaque. Il suppose d’anticiper, dans l’éraflure de la pointe sèche ou dans le sillon de la gouge, ce que l’expressivité particulière de l’estampe apportera à celui-là. Ici, au sens propre, on part toujours à la découverte. La preuve de son inspiration créatrice, on la trouvera seulement à l’épreuve de la presse, au tirage. Dans cette transposition, comme le marin affronte les flots, il faut modestement apprivoiser la matière. Exercice difficile dans la xylographie où le fil du bois impose des courants qu’on ne peut outrepasser que lof sur lof et dont le louvoiement apporte aux grands bois3 de Guy Jahan une force peu ordinaire.
« Pin d’Alep n°2 » xylographie de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)
Ses sujets de prédilection s’articulaient autour de séries qu’il enrichissait d’année en année : série sur les paysages, souvent marins, lui qui adorait les plages de Saint-Malo; série sur les oiseaux; série sur le corps humain qu’il remettait en scène dans des tableaux mythologiques intemporels et, surtout, série sur les arbres, de toutes essences et, s’agissant d’images, de tous formats jusqu’aux plus grands.
« Le Baobab » xylographie de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)
Cependant, toutes ces séries ne relèvent pas d’une simple curiosité documentaire. Les nuées et les vagues rebattues par les vents laissent ici l’écume des apparences pour laisser place aux rythmes et aux structures qui bâtissent l’ossature de ses estampes. Le regard de ses oiseaux pourrait glacer d’effroi les pauvres bipèdes aptères que nous sommes tant ses volatiles ouvrent, dans leurs essors ou dans leurs rassemblements inquiétants, un autre monde, tout hitchcockien, où nous n’existons plus. Dans ses arbres, ces êtres vénérables qui défient les siècles et les éléments ou la folie des hommes souvent à leur désolation, sa gravure nous offre mille raisons d’être captivé. Dans cette grande famille sylvestre et ses sujets si singuliers, en boqueteau ou isolé, là, dans l’alternance des blancs et des noirs, parfois rehaussés de couleurs, il savait nous faire passer de la leçon de choses à la leçon de vie. Car, dans leurs ramures, si précisément observées, si bien structurées et qu’il faut prendre le temps de parcourir, estampes après estampes, feuilles après feuilles, brindilles après brindilles, branches après branches, affleurent parfois évanescentes les formes généreuses du corps féminin. Par delà les structures pérennes de l’arbre, comme une promesse d’un éternel renouveau, sous les regards de ses oiseaux qui y perchent, dans le bercement d’une brise marine maintenant apaisée, s’annonce, peut-être, une nouvelle vie. Qu’il est bon de s’asseoir et de s’assoupir en rêvant au pied des arbres dans les mails et les forêts où croissent ceux de Guy Jahan.
Claude Bureau
1 – Pour les férus d’architecture, ils pourront lire cet article de Guy Jahan « Les gratte-ciel ; vont-ils naître en Europe sous l’impulsion de la télévision ? », cité in-extenso par Vincent Johan (qui ne précise pas les sources de cet article) sur le site spécialisé « Fonciers en débat » : voir ici.
2 – Il participa ainsi aux associations « Empreintes », « Lignes et couleurs » et « Graver Maintenant » où il fut membre de son conseil d’administration et du comité de rédaction de son journal imprimé. Il était aussi devenu un habitué des ateliers Moret auxquels il confiait l’impression en polychromie de ses grandes planches xylographiées.
3 – Il choisissait de grandes planches de contreplaqué souvent de 60×45 cm sur lesquelles il dessinait puis gravait ses matrices. Comme il l’a expliqué, la xylographie convenait bien à son caractère : « L’arbre m’attire depuis longtemps ; je l’ai dessiné, représenté sur cuivre, puis en xylographie . Cette technique permet un vocabulaire, une expression plus directe qui me convient bien. Après avoir utilisé des contreplaqués de 5mm, j’en suis venu à du 10mm plus stable dans le temps. » Pour en savoir plus sur le parcours artistique de Guy Jahan, on se référera à la visite de son atelier par Maxime Préaud, « Un grenier rue Albert », publiée par ce magazine le 15 décembre 2023 : voir ici.