Estampe numérique

« Liberté » de Virginie Guidée, estampe numérique (Cl. Éditions Ubik-Art)

L’apparition de nouvelles techniques dans l’histoire de l’humanité a toujours bouleversé les échanges entre les hommes. L’art et sa diffusion n’échappent pas à cette loi. Walter Benjamin dans son essai intitulé : « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », publié en 1936, analyse avec ampleur les conséquences de tels bouleversements sur le statut des œuvres d’art. S’agissant des images, cette longue citation de son ouvrage éclairera le thème du présent propos.

« …Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire.refaire.refaire.refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, la copie par les élèves dans l’apprentissage du métier, enfin le faux par des tiers avides de gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction mécanisée de l’œuvre d’art représente quelque chose de nouveau. Elle s’élabore de manière intermittente à travers l’histoire, par poussées entre de longs intervalles, mais avec une accélération croissante. Les Grecs anciens ne connaissaient que deux procédés techniques pour reproduire les œuvres d’art : la fonte et l’estampage. Les bronzes, les céramiques modelées et les médailles étaient les seuls œuvres d’art qu’ils pouvaient reproduire en quantité. Avec la gravure sur bois, le dessin fut pour la première fois mécaniquement reproductible et il le fut longtemps avant que l’écriture ne le devînt par l’imprimerie. Les formidables changements que l’imprimerie, reproduction mécanisée de l’écriture, a provoqués dans la littérature, sont suffisamment connus. Mais l’imprimerie ne représente qu’une étape particulière, d’une portée sans doute considérable, du processus que nous analysons ici sur le plan de l’histoire universelle. La gravure sur bois du Moyen-Âge a été suivie par la gravure au burin et l’eau-forte, puis, au début du XIXe siècle, par la lithographie.

Avec la lithographie, la technique de reproduction atteint un plan essentiellement nouveau. Ce procédé est beaucoup plus immédiat. Le dessin sur une pierre, plus direct que son incision sur un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit, dans un premier temps, à l’art graphique d’écouler sur le marché des reproductions, non seulement en grand nombre mais aussi sous forme de créations toujours renouvelées. Grâce à la lithographie, le dessin fut à même d’illustrer la vie quotidienne. Il commença à aller de pair avec l’imprimé. Mais, la lithographie en était encore à ses débuts, quand elle se vit dépassée à son tour, quelques dizaines d’années après son invention, par celle de la photographie. Pour la première fois dans les procédés reproductifs de l’image, grâce à la photographie, la main se trouvait libérée des obligations artistiques les plus importantes qui incombaient désormais à l’œil seul regardant au travers des lentilles de l’objectif photographique. Et, comme l’œil perçoit plus rapidement que ne peut dessiner la main, le procédé de la reproduction de l’image se trouva accéléré à un point tel qu’il put aller de pair avec la parole. Un opérateur de film cinématographique capte dans un studio les images aussi vite que la parole. De même que la lithographie contenait virtuellement le journal illustré ainsi la photographie impliquait le film sonore. La reproduction mécanisée des sons fut amorcée à la fin du siècle dernier, cette convergence du son et de l’image était prévisible, ainsi que l’a remarquée Paul Valéry : “Comme le gaz, l’eau et l’électricité pénètrent nos demeures pour répondre à nos besoins avec le minimum d’efforts à accomplir, nous serons aussi desservis par des images sonores qui apparaîtront et disparaîtront d’un simple mouvement de la main.”

Vers 1900, la reproduction mécanisée avait atteint un tel niveau que non seulement elle pouvait reproduire toutes les œuvres d’art du passé mais avoir aussi un profond impact sur la perception de celles-ci par un plus large public. Elle tendait à transformer en eux-même les procédés artistiques et conquérait, en tant que telle, une place parmi ceux-ci… »

Pour poursuivre la description de Walter Benjamin, on pourrait ajouter que, depuis, la reproduction mécanisée des images s’est adjointe comme nouveaux procédés la sérigraphie, l’offset et maintenant les procédés numériques ou informatiques. La poursuite de cette évolution ne remet pas en cause l’analyse développée dans cet essai. Au contraire, elle la confirme et la conforte et, de plus, elle a profondément bouleversé la pratique et la diffusion de l’art de l’estampe.

« Permanence de l’impermanence » de Thierry Santoni, estampe numérique (Cl. Édition 100toni)

Une évolution irrésistible et irréversible

Dans cette évolution, peu après la seconde guerre mondiale, au mitan du XX° siècle, les techniques traditionnelles de l’estampe ont perdu toute utilité et fonction économique dans la reproduction en masse des images et des œuvres d’art. En revanche, continuant un mouvement amorcé à la fin du XIX° siècle, l’art de l’estampe s’est revendiqué comme producteur d’œuvres d’art elles-mêmes et non plus comme reproducteur de celles-ci. Cette prétention au statut d’œuvres d’art en soi de l’estampe a par ailleurs engendré de délicates questions quant à la notion d’authenticité, étudiée plus avant dans l’essai de Walter Benjamin et dont l’examen rigoureux éloignerait du sujet principal de ce propos sur l’estampe numérique.

Si l’on considère l’art de l’estampe comme la capacité de l’imagination humaine à produire grâce à la main (ou à des manipulations volontaires) des images multipliées et reproductibles, alors tous les moyens techniques que l’humanité peut ou pourra inventer dans l’avenir pour cela s’intègrent dans l’art de l’estampe. Que cette intégration se fasse avec lenteur ou avec réticences, comme ce fut le cas pour la lithographie ou la sérigraphie et comme c’est encore le cas aujourd’hui pour les procédés numériques, ne change rien à l’affaire. Ces procédés sont un avatar technique de plus dans cette longue évolution générale de la production des images. Elle est et sera irrésistible et irréversible.

L’estampe n’est pas une photographie

Bien évidemment, la photographie, à cause de son procédé intrinsèquement objectif, comme le souligne Walter Benjamin, n’est pas entrée, il suffit de le constater, dans l’art de l’estampe. Elle a suivi un chemin autonome et cela pour deux raisons. D’une part, parce que les photographes, quels qu’ils soient, même si, par ailleurs, certains d’entre eux peuvent pratiquer l’art de l’estampe, ne se reconnaissent pas comme stampassins et, d’autre part, parce que le public, qui pratique en amateur la photographie dans tous les âges de la vie sait parfaitement ce qu’est une image photographique. En revanche, dans l’esprit du public règne, pour toutes les autres images, une grande confusion. Le public a souvent bien du mal à différencier une estampe d’un dessin, voire d’une peinture, etc. Pour lui, l’image photographique possède une existence patente alors que toutes les autres images ne se particularisent guère entre elles, hormis celles qui sont animées et sonores dans le cinéma ou la vidéo.

« Capture » d’Isabelle Champion Metadier, photographie et dessin numérique
(Cl. Galerie Catherine Putman)

Cependant, par une de ces ruses dont l’évolution des techniques fourmille, la production et la diffusion numériques des images aujourd’hui, grâce à l’emprise d’Internet et la diffusion universelle des téléphones portables, a gommé toute différence matérielle entre la photographie, manipulée informatiquement ou non, l’image numérique produite à partir de logiciels idoines et l’estampe numérique. Car, passer de l’une à l’autre est particulièrement aisé. Les imprimer sur un support papier avec toutes les garanties de fidélité et de définition ne présente aucune difficulté. Leur créateur les nomment alors à leur gré comme photographie, image numérique ou estampe numérique, voire à l’instigation de certains industriels en « digigraphie ». Ainsi inscrites sur le papier rien matériellement ne peut les distinguer. Qui plus est, même des estampes conçues avec des procédés traditionnels peuvent suivre ce chemin en étant numérisées et imprimées « digigraphiquement ».

Dire la perplexité du public devant toutes ces images imprimées relève de la litote. La confusion entre toutes ces incarnations de l’image en est la principale source, tant le public est maintenant baigné dans un flot interrompu d’images de toutes sortes. Nommer précisément la chose (encore faudrait-il que le vocabulaire disponible le puisse et soit consensuel entre tous les acteurs de l’image imprimée et ainsi sanctionné par l’usage) éclairerait mieux le curieux ou l’amateur sur la nature de la chose : photographie, image numérique, estampe numérique ou « digigraphie », impression offset, etc. ou estampe traditionnelle en toutes ses variantes ? Cette responsabilité de décrire précisément la chose repose essentiellement sur tous ceux qui les créent et tous ceux qui les diffusent. Comme le dit le proverbe : « Il ne faut pas faire passer les vessies pour des lanternes », elles éclairent moins.

La dématérialisation de l’estampe

L’essentiel des objections contemporaines à l’introduction des procédés numériques ou informatiques dans l’art de l’estampe s’induisent sur le fait troublant que, dans tous ces procédés, la matrice et le support de l’image sont virtuels et évanescents, dématérialisés en quelque sorte. Jusqu’il y a peu, et au moins jusqu’à la sérigraphie, l’estampe possédait donc une matérialité affirmée dans sa matrice faite de bois, de métal, de pierre ou de soie, etc. L’image dont elle était porteuse, s’incarnait, grâce aux encres pigmentées, sur un support corporel, le papier ou toute autre matière souple. L’estampe numérique a donc perdu une de ces enveloppes corporelles. Sa matière s’est évanouie dans une matrice, au sens mathématique du terme, composée de signes abstraits, créés et composés de diverses manières dans une danse d’électrons. De plus, cette matrice n’a plus vocation à un seul mariage de chair car elle peut s’incarner sur de multiples supports : du traditionnel papier à la photophorie virtuelle de l’écran d’un ordinateur ou d’un téléphone portable.

« Le cœur net » de Valérie Boivin, dessin scanné et manipulations numériques
(Cl. Atelier Engramme Québec)

L’estampe numérique ?… Quelles vertus ?

Dernières questions et non des moindres. L’art de l’estampe perdure en tant que producteur d’œuvres d’art en soi, authentiques et originales, car les stampassins, artistes à part entière, savent user des vertus expressives propres à chaque procédé de l’estampe. Par un pertinent retour des choses même des artistes photographes renommés confient souvent à l’héliogravure le soin d’ajouter à leurs tirages les qualités intrinsèques de l’estampe comme ce soyeux qui sied si bien aux belles épreuves sur vélin d’art. Ces vertus expressives gisent tant dans la matrice que dans l’art d’imprimer l’image sur son support. Il n’est pas le lieu ici de décrire les vertus expressives de chacun des procédés traditionnels utilisés par l’estampe avant le règne du numérique. Mais où gisent-elles les vertus expressives propres à l’estampe numérique ? Sont-elles vraiment différentes de celles des images numériques qui foisonnent sur « l’écran noir de nos nuits blanches » qui apparaissent bien plates et froides quand elles s’incarnent sur un support traditionnel comme le papier ? Toutes ces questions restent encore en suspend.

Toutefois, cette absence ou bien plutôt ce manque de révélation des vertus expressives particulières à l’estampe numérique ne saurait la condamner a priori. Ce manque apparent ou momentané est-il le fait de la jeunesse de ces procédés ? Peut-être, est-ce tout simplement dû au fait que l’estampe numérique n’a pas encore trouvé ses génies artistiques. L’avenir de la vie artistique tranchera bien plus sûrement cette question que toutes les polémiques engagées à son sujet qui visent, peu ou prou, à décourager ceux qui s’y aventurent. Cela aurait pour conséquence de détourner de l’art de l’estampe les nouvelles générations qui s’intéressent vivement et à l’estampe traditionnelle et à l’estampe numérique. L’optimisme conseillerait de leur laisser portes ouvertes et de laisser le soin au temps le temps de faire son œuvre.

Claude Bureau

Nota bene : on pourra lire sur le même sujet un article signé par Marie-Cécile Miessner, Rémi Mathis et Céline Chicha-Castex, « L’estampe numérique », Nouvelles de l’estampe [En ligne], 238 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2019, https://doi.org/10.4000/estampe.1059