Estampe : art ou métier ?

Il est un travers bien français : la manie réglementaire administrative d’État. Une chose n’existe que si on l’a réglementairement nommée. La chose devient alors certaine. Quant à l’innommée, elle reste dans les limbes de l’inexistence. Ce travers d’antiques origines perdure aujourd’hui. La Fête de l’estampe célèbre l’anniversaire de l’arrêt dit « de Saint-Jean-de-Luz », rendu en Conseil d’État le 26 mai 1660 grâce au mémoire introduit par Nanteuil. Cet arrêt a fait échapper1 l’estampe et ceux qui la pratiquent à l’emprise des corporations de métiers. Par cet arrêt, le Roy déclarait maintenir tous ceux qui font profession de l’art de la gravure « en la liberté qu’ils ont toujours eue de l’exercer dans le Royaume, sans qu’ils puissent être réduits en Maîtrise ni corps de métier, ni sujets à autre règle ni contrôle. » N’étant par cet arrêt ni ici ni là; ni dans les Beaux-Arts, monopole des Académies, ni dans les métiers, monopole des corporations, l’estampe pouvaient donc jouir d’un bel espace de liberté. Toutefois, l’estampe entrait ainsi dans la convoitise de ces deux puissances : les Beaux-Arts ou les métiers dont on avait ignoré les monopoles. Elles allaient alors se disputer leur souveraineté sur cette belle innommée qui avait esquivé de peu la nomenclature de l’État.

Une des planches « gravure » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
(Cl. BnF-Gallica)

Jusqu’à il y a peu, l’estampe avec constance a balancé entre ces deux pôles : le métier ou l’art. Oscillations d’autant plus faciles à entretenir que, par sa nature même, l’estampe est née de l’un et de l’autre. Suivant l’époque et les individualités qui la pratiquaient, l’un ou l’autre prenait la prééminence pour ensuite la perdre quelques générations après. Maintenant que l’estampe n’a plus économiquement et socialement à remplir la fonction utilitaire qui la rattachait le plus profondément au métier : la reproduction et la diffusion des images en grand nombre, le penchant artistique l’a emporté haut la main. Néanmoins, l’estampe conserve encore un lien très étroit avec le métier. En effet, art créatif d’images2, l’estampe fonde sa matière expressive et artistique dans les différents procédés en usage pour reproduire des images à un moment ou à un autre : de la xylographie à l’impression numérique en passant par la taille-douce ou la sérigraphie, etc. Cette matière expressive est la substance même de l’image créée et reproduite. Or, chacun de ces procédés exige un métier, un « tour de main ». Même si les plus contemporaines de ces techniques rendent le « tour de main » moins manuel et plus virtuel, le métier demeure.

La pratique de l’estampe, devenue art à part entière et seulement cela, pousse son créateur ― l’artiste ― à se colleter lui-même avec le ou les procédés de reproduction choisis, à en explorer ou à en combiner toutes les possibilités expressives avec plus ou moins de bonheur. Bref, à inventer sans cesse, en les transgressant parfois expérimentalement, les canons du « beau métier ». Souvent cette évolution le conduit aussi à imprimer lui-même ses estampes, non seulement pour des motifs d’économie faciles à comprendre mais aussi pour mieux maîtriser, au plus près de la matrice, sa matière expressive et ses choix artistiques et ainsi mieux exprimer sa manière originale.

« Atelier de plein air » – William Blair Bruce
Huile sur toile – 73 x 92 cm
The National Museum of Fine Arts – Stockholm.

En revanche, tous ceux qui tiennent leur existence au métier de l’estampe exclusivement, comme notamment les imprimeurs ― en taille-douce, en lithographie, en sérigraphie, en héliogravure ou en typographie ― ont vu dans le même temps leur rôle et leur rentabilité économique se réduire. Ce phénomène a été aussi aggravé par la raréfaction des éditeurs d’estampes et de leurs commandes de tirages. Immanquablement la diminution du nombre d’éditions a entraîné la diminution du nombre d’imprimeurs d’estampes. Le fait qu’ils figurent encore en bonne place dans la nomenclature officielle des métiers d’art ne saurait à lui seul garantir leur survie contre le déclin. Car nommer la chose ne préserve en rien son existence. Leur disparition causerait à l’art de l’estampe un tort considérable et à la réglementation française seulement un petit erratum dans l’abondant maquis du corpus réglementaire. Les artistes, créateurs d’images, qui trouvent souvent fastidieux de faire de longs tirages à partir de leurs matrices, les éditeurs encore trop peu nombreux et les amateurs n’auraient plus alors la possibilité de faire appel à un métier dont la légitimité se fonde sur la reproduction fidèle, constante et de qualité d’une matrice produite par un autre. Ce serait alors dommage et pour le métier et pour l’art.

Claude Bureau

1Treize ans plus tard Jean-Baptiste Colbert régentera tous les métiers du royaume dans l’édit du 13 mars 1673 sans que soit abrogé l’arrêt de Saint-Jean-de-Luz.
2Qu’il ne faudrait pas confondre avec un loisir créatif qui ne va pas souvent au-delà d’une initiation scolaire aux procédés du métier, aussi louable soit-elle.