De Tōkyō à Kyōto

Sur la route du Kisokaidō d’Hiroshige (Cl. musée Cernuschi)

« Le petit Tōkaidō d’Hiroshige »
Nelly Delay
Éditions Hazan 2012
format : 17,5x12x5 cm
ISBN : 978-2-7541-0644-3

L’avenue Vélasquez est une des plus courtes de Paris. Elle s’ouvre par une monumentale grille rococo sur le boulevard Malesherbes et se clôt, après quelques platanes séculaires, sur la grille du parc Monceau dont la large allée centrale la prolonge et où se croisent nounous à poussettes, coureurs à pied autistes coiffés de leurs écouteurs, enfants chaussés de toutes sortes de roulettes et sapeurs-pompiers à l’entraînement. Ses frondaisons protègent un petit bijou, le musée Cernuschi consacré par la ville de Paris aux arts asiatiques et extrêmes-orientaux. Il venait juste de rouvrir ses portes après des travaux de rénovation. Il proposait à cette occasion une exposition de référence sur les estampes de l’ukiyo-e : « Voyage sur la route du Kisokaidō de Hiroshige à Kuniyoshi ». Le Kisokaidō était une des deux routes qui reliait Edo (Tōkyō), la résidence du shogun, à Kyōto, capitale de l’empereur pendant l’époque Tokugawa, en soixante-neuf étapes par l’intérieur des terres. L’autre route, le Tōkaidō, plus courte et moins accidentée, empruntait le littoral en cinquante-trois relais. Ces routes inspirèrent plusieurs séries remarquables d’estampes de voyage où s’illustra, entre autres, le génie d’Hiroshige.

Malgré les rigueurs et les dangers viraux du temps, j’avais prévu une visite dans ce musée petit par sa superficie mais grand par ses trésors et l’exposition proposée en cet automne. Patatras ! Couvre-feu et Confinement II en avaient décidé autrement ! Musée Cernuschi fermé, visite annulée : exit nounous, coureurs, enfants, sapeurs-pompiers et le grand Kisokaidō ! Je dus donc me résoudre à changer de route, me rabattre sur la seconde et, dans ma bibliothèque en prenant le petit volume (17,5x12x5 cm) d’un fac-similé édité par Hazan, en le sortant de son bel emboîtage et en dépliant ses pages pliées en accordéon, parcourir « Le petit Tōkaidō d’Hiroshige ».

« Le petit Tōkaidō d’Hiroshige », fac-similé Hazan (Cl. Claude Bureau)

Parmi la trentaine de séries conçues et signé par Hiroshige, l’original de celui-ci a été édité en 1840 par Sanoki en cinquante-six estampes de format chuban et leurs tirages imprimés la même année par Tsutaya qui édita aussi Utamaro et Hokusaï. Je déploie toujours le panorama en petit paravent de ce petit Tōkaidō avec beaucoup de respect et d’émotion, allez savoir pourquoi, même s’il s’agit d’un simple fac-similé. Peut-être, parce que je parcours ainsi du regard un monde à tout jamais disparu où la nature est partout préservée tant dans ses territoires que la route effleure à peine que dans l’utilisation économe des objets dont ils sont issus (bois, paille, soie, cuir, etc.). Sans doute, parce que, dans les paysages traversés, la présence de l’homme respecte les esprits des lieux et se distingue encore si peu (pont, tori, alignement de toits de chaume, etc.). Certainement, parce que l’art d’Hiroshige donne à ses perspectives horizontales une profonde et une ample respiration. Enfin, parce que son dessin simple et direct suggère en quelques lignes les éléments essentiels de la vue (présence tutélaire du mont Fuji, trait de côte, profil de la forêt, etc.) ou brosse en cinq à dix traits incisifs des personnages croqués sur le vif.

Pour en prendre un seul exemple parmi les cinquante-six, décrivons la trente-huitième étape, Fujiwara, celle d’un paysage enneigé avec ses arbres pétrifiés par leur gangue de neige où la route indistincte s’enfonce dans un talweg et descend vers un village emmitouflé de blanc, sur cette piste effacée trois personnages cheminent sous les flocons, un piéton à mi-corps dans la pente, un palefrenier et son cavalier lourdement chargé. Une estampe qui n’est pas sans rappeler  le tableau , « Chasseurs dans la neige », de Pieter Brueghel l’ancien.

Trente-huitième station Fujiwara d’Hiroshige (Cl. Claude Bureau)

Une autre des qualités de ce petit Tōkaidō réside dans la transparence, la douceur et la délicatesse de ses coloris. À l’heure où virus, bonnes et mauvaises nouvelles se propagent sur la terre à des vitesses vertigineuses, grâce à ce petit volume, Hiroshige nous fait accomplir un beau voyage, une manière d’éloge à la lenteur et à la méditation, une voie vers la sagesse des pas posés l’un après l’autre pendant les quinze jours et les cinquante-six étapes du Tōkaidō d’antan.

Claude Bureau