Claude Bouret (1940-2021)

 

Claude Bouret, Les jardins persans de Montmartre,
bois de fil en couleurs, 220 x 310, impr. Robert Blanchet, 1980

Le monde de l’estampe est aussi régulièrement endeuillé que celui qui l’entoure. Il vient de perdre le 14 novembre dernier un de ses soutiens les plus chaleureux en la personne de Claude Bouret. Il avait 80 ans. Une brève cérémonie a eu lieu en son hommage dans la belle église de Saint-Étienne-du-Mont le 23 novembre. Outre sa famille (affectueuses pensées à l’égard de son épouse Blandine et de leurs enfants Théodore, Hermance et Aurore), beaucoup de graveurs étaient présents, ainsi que plusieurs de ses anciennes collègues et amies du Département des estampes de la Bibliothèque nationale auquel Claude avait appartenu pendant une quarantaine d’années.

Comme moi-même. Claude avait été mon premier vrai contact avec le Département, où j’allais passer 40 belles années en compagnie des plus beaux graveurs et faiseurs d’estampes que la Terre ait portés. Claude travaillait surtout sur le XIXe siècle, moi sur le XVIIe, mais nous nous croisions souvent dans le XXe, puisqu’il avait participé à plusieurs associations liées à l’estampe, comme Gravix, Le Bois gravé, la Taille et le Crayon, et j’en oublie sans doute. Il était surtout intéressé par la gravure en bois1. Il la pratiquait lui-même, avec modestie, mais assez joliment.

Claude était davantage un homme de l’oral que de l’écrit. En parlant, emporté souvent par son sujet, il ignorait le point et supportait difficilement le point-virgule, juste pour respirer. Mais il ne parlait pas nécessairement pour ne rien dire. Je crois que ce flot cachait une timidité native, et que ces conversations échevelées remplaçaient un peu tous les textes qu’il aurait pu écrire. Car il a peu écrit, bien qu’il en eût le talent, à la fois embarrassé par la quantité de choses à exprimer, à apprendre encore, et par la quasi impossibilité d’aller jusqu’au bout de la connaissance de tel ou tel sujet. Quand on n’écrit pas avant de tout savoir, on écrit peu. Mais on peut toujours causer.

Et rendre service. Lors des obsèques de Claude, Valérie Sueur-Hermel, qui lui a succédé au Département des estampes et a longtemps collaboré avec lui avant son départ, a exprimé avec émotion combien Claude avait été attentif à l’aider, à transmettre ses connaissances, à elle aussi bien qu’à tout un chacun, avec la plus grande générosité et la plus grande gentillesse. Toujours avec le sourire malgré les tristesses.

Claude Bouret, Jours délicieux (Hommage à Gauguin),
bois de fil en couleurs, 320 x 225, impr. Robert Blanchet, 1982

On trouve tout de même trace des publications auxquelles il a participé plume à la main, comme le tome 15 de l’Inventaire du fonds français, graveurs du XIXe siècle. 15, Mabille-Marville, éd. préparée par Madeleine Barbin et Claude Bouret, Paris, Bibliothèque nationale, 1985. Mais ce travail de longue haleine a été précédé et entrecoupé de bien d’autres. A propos de Paul Valéry d’abord, pour qui il professait une légitime admiration : « Paul Valery et l’Architecture, un amateur compétent », dans la Gazette des Beaux-Arts, Septembre 1970, p. 185-208 ; puis Paul Valéry : exposition du centenaire, Paris, Bibliothèque nationale… [26 octobre 1971-16 janvier 1972] / [catalogue par Gérard Willemetz, Florence de Lussy et Madeleine Barbin, avec la collaboration de Claude Bouret] ; [préface par Étienne Dennery], Paris, Bibliothèque nationale, 1971.

En 1977, il présente à la Bibliothèque nationale une exposition Yves Brayer, dont il rédige le catalogue : Brayer graveur : eaux-fortes, lithographies, livres illustrés : [exposition], Bibliothèque nationale, [Paris, 8 décembre 1977-8 janvier 1978] / [catalogue par Claude Bouret] ; [préface de Georges Le Rider], Paris : Bibliothèque nationale, 1977.

En 1981, c’est à la lithographie qu’il travaille, en compagnie de Blandine, pour une exposition intitulée Les maîtres de la lithographie en France des origines à nos jours: exposition placée sous le patronage de l’Association française d’action artistique, Ministère des Affaires étrangères : du 24 avril 1981 au 25 mai 1981, Tokyo, Musée d’art Laforêt Harajuku, 1981. En 1987, il préface le catalogue d’une exposition itinérante en France : Gravures contemporaines en relief : exposition, château de Tours, été 1987, musée du dessin et de l’estampe originale [Gravelines], automne 1987 ; musée château d’Annecy, été 1987, Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale, 1987.

Son morceau de bravoure est peut-être l’exposition qu’il a présentée à la Bibliothèque nationale sur Corot, en 1996 : Corot : le génie du trait : estampes et dessins [29 février-19 mai 1996]; [catalogue réd.] sous la dir. de Claude Bouret, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996.

En 2004, avec Louis-Antoine Prat, il est commissaire d’une exposition Chassériau à Saint-Domingue : Théodore Chassériau : œuvres sur papier : exposition, Santiago de los Caballeros, Centre Leon, du 8 juin au 8 juillet 2004, Saint-Domingue, Musée d’art moderne, du 13 juillet au 20 août 2004, Santiago de los Caballeros : Centre Leon ; Saint-Domingue : Musée d’art moderne, 2004. En 2005, il participe au catalogue de : Henri de Toulouse-Lautrec: estampes & affiches : [exposition, Nagoya, Musée d’art de Matsuzakaya, du 9 février au 1 mars 2005] / commissaire général Daniel Gervis ; [textes par Claude Bouret, Gisèle Lambert, Marie-Claire Saint-Germier… [et al.], Paris, Bibliothèque nationale de France ; Tokyo, Brain trust Inc., 2005

En 2007, il préface le catalogue d’une exposition du graveur Yoshiko Fujita, puis en 2008, le catalogue raisonné de Mathieux-Marie : Jean-Michel Mathieux-Marie: œuvre gravé 1977-2007, Paris, De pointe à plume, 2008.

En 2009, il revient à son sujet favori en participant à une exposition intitulée : Bois de fil, bois de bout…: la gravure sur bois : [exposition], Saint-Cloud, Musée des Avelines-Musée d’art et d’histoire de Saint-Cloud, du 21 novembre au 20 décembre 2009 / [catalogue sous la direction de] Emmanuelle Le Bail, Saint-Cloud, Musée des Avelines-Musée d’art et d’histoire de Saint-Cloud, 2009.

Et j’imagine qu’il y a encore, par-ci par-là, quantité de petits textes bien sentis et parfaitement rédigés dont on fera un jour ou l’autre le relevé.

Claude Bouret, Faire-part de naissance de Théodore (23 mai 1980),
bois de fil imprimé en bleu sur papier teinté jaune, 220 x 350,
impr. Robert Blanchet, 1980

Connaissant mon intérêt pour le macabre, Claude m’envoyait régulièrement des découpures de magazines ou de catalogues de vente sur le sujet. Je crois d’ailleurs que le thème ne lui était pas indifférent, marqué qu’il avait été peut-être par le travail de Jean Deville, dont il avait dressé le catalogue en 19762. Ma dernière réponse à son ultime envoi fut une tête de mort de ma composition, ce n’était peut-être pas de très bon goût, mais j’espère que ça l’aura amusé.

Maxime Préaud

1 « Le Bois gravé, aujourd’hui : quelques artistes, quelques remarques » dans Club français de la médaille, 1980, p. 66-67. Le père de Claude, Pierre Bouret, était un sculpteur et médailleur réputé.

2 Jean Deville, œuvre gravé: 1932-1972 / [catalogue par Claude Bouret], Paris, J. Bonnemaison, 1976, [178] p.

Taille-douce

Abraham Bosse, Traité des manières de graver en taille-douce, 1645

Taille-douce versus taille forte, la douceur nous trouble

Le vocabulaire de l’estampe est particulièrement compliqué en France, ou plus exactement en français. Par exemple, notre langue est la seule où l’on rencontre les expressions de taille-douce, de taille d’épargne, d’eau-forte, de manière noire. Les autres langues ont des équivalents, certes, mais pas aussi poétiques, toujours purement techniques : intaglio en italien pour la gravure en creux en général ; engraving en anglais, Kupferstich en allemand, pour la gravure au burin ; etching pour l’eau-forte en anglais, Radierung en allemand ; woodcut et Holzschnitt pour la gravure en bois de fil, mezzotint et Schabkunst pour la gravure en manière noire, etc. L’ignorance de l’histoire des mots, hélas très répandue dans notre beau pays, n’arrange rien.

Le beau numéro (hors-série n° 31, septembre 2021) de la revue Artension, entièrement consacré à l’estampe (« L’estampe aujourd’hui, de la gravure antique à l’impression numérique ») vient d’ajouter un petit problème à ceux que nous connaissons déjà. Passim dans les légendes de certaines illustrations, puis à sa place alphabétique dans le « Petit précis de gravure » et probablement sorti plus ou moins directement de l’imagination de l’auteur dudit « précis », apparaît le terme de « taille forte » pour désigner ce que nous avons toujours appelé depuis le XVe siècle au moins « taille d’épargne », autrement dit la gravure en relief, dans le bois et maintenant aussi dans le linoléum et divers produits plastiques, où, creusant autour dans la matière, l’on épargne le trait du dessin afin de pouvoir l’imprimer typographiquement.

On voit bien d’où vient l’erreur : l’opposition qui paraîtrait nécessaire entre l’épithète « douce » et ce que l’on considère comme son contraire. J’ai souvent entendu dire, et même lu (horresco referens), que si le burin était de la taille-douce, l’eau-forte s’y opposait naturellement. Ce ne peut être que propos d’ignorants, qui n’ont jamais vu un acide attaquer un cuivre ou un zinc bien plus brutalement que le burin ne saurait le faire, et qui ne comprennent pas qu’il faut pour graver au burin bien plus d’adresse que de force, et surtout un outil bien affûté.

Abraham Bosse, « La gravure au burin »,
dans Traité des manières de graver en taille-douce, eau-forte

Antoine Furetière, dans son Dictionnaire universel (1690), n’est pas très explicite ; il écrit simplement, au mot « taille » : « Se dit aussi de certaines manières de gravures et de sculptures. On appelle taille douce [sic sans trait d’union] les images dont la gravure est faite avec le burin sur des planches de cuivre ». On notera que dès ce moment, il est manifeste que les artistes français ont le talent extraordinaire de graver « sur » et non pas « dans », comme si creuser en surface faisait partie de notre génie national. Furetière ajoute qu’on appelle « tailles de bois (les images) dont les planches sont de bois, et dont la gravure diffère des autres en ce que dans celles de cuivre ce sont les parties enfoncées qui marquent les traits, et au contraire, ce sont les parties élevées qui les marquent en celles de bois ». On voit que la douceur de la taille n’évoque rien pour le lexicographe.

De même à l’article « doux », mot qui, selon lui, « se dit encore de plusieurs autres choses, comme des métaux. Le fer doux, qui est différent de l’aigre, en ce qu’il est moins cassant. On le dit de même du cuivre et de l’étain. Ce qui rend les métaux plus doux, c’est quand ils ont passé plusieurs fois par le feu ou par la forge ». Furetière est tout prêt de la vérité qui nous intéresse, mais il ne fait pas le lien nécessaire.

Quant au Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (1992), il patauge, déclarant que le mot est « peut-être emprunté à l’italien, cette technique ayant été mise au point à Florence au XVe s. » et qu’il « désigne un procédé de gravure sur support métallique moins dur que l’acier (cuivre, puis zinc) ». Là, il se rapproche un peu de ce que je crois être la vérité.

J’ai proposé une solution dans ma préface à un remarquable travail d’Henriette Pommier, Au Maillet d’argent. Jacques Fornazeris graveur et éditeur d’estampes, Turin-Lyon, vers 1585-1619 ? (Genève, Droz, 2011). Sous le n° 45/2 du catalogue de l’œuvre gravé (au burin) de Fornazeris, qui montre le futur Louis XIII enfant en train de recevoir de son père Henri IV quelque éducation, se trouvent huit vers du père Louis Richeome, auteur du Catéchisme royal (1607) où figure cette estampe. Les deux premiers vers sont : « C’est Henry très chrétien, très vaillant, très bénin / Que tu vois figuré sur cette lame douce… ». Lame douce est évidemment synonyme de taille-douce.

En effet, le mot de lame signifie « plaque de métal laminée », du latin et de l’italien « lamina ». Elle est douce car elle est constituée d’un métal « doux », c’est-à-dire traité pour être malléable, flexible et non cassant, à l’inverse du métal « aigre ». Et comme les graveurs font des tailles dans ces lames douces, le syntagme « taille-douce » s’est formé naturellement. L’appellation de « taille forte » est donc un pur fantasme à éliminer des catalogues sérieux.

Maxime Préaud

André Béguin (1927-2021)

Dans la suite des tristesses automnales, nous devons compter le décès d’André Béguin, survenu le 24 septembre à Paris. Il était âgé de 94 ans, étant né à Blois le 28 avril 1927. Une cérémonie religieuse a réuni vendredi 1er octobre à Saint-Pierre-de-Montrouge son épouse Odile, sa famille relativement nombreuse, et des amis dont quelques-uns du monde de l’estampe. Ses fils Frédéric et Christophe lui ont rendu un bref mais émouvant hommage. Il a été inhumé le même jour au cimetière Montparnasse. André Béguin était membre du Comité national de l’estampe, et fut pendant un temps président de l’association La Jeune gravure contemporaine.

Ceux d’entre nous qui ne le connaissaient pas personnellement avaient au moins eu entre les mains son toujours utile Dictionnaire technique de l’estampe (je me flatte d’en avoir dans ma bibliothèque un exemplaire dédicacé du 16 décembre 1977) entièrement écrit à la main de sa belle manière dont mon ami Marc Smith, grand historien de l’écriture, estime « qu’on pourrait dire que c’est une interprétation de l’écriture italique (telle qu’on la pratique notamment en Angleterre), caractérisée entre autres par l’usage de la plume large. Une italique redressée si on veut ». Mais une écriture originale tout de même, ce qui ne nous surprend pas de la part de notre ami, moins en tout cas que le procédé, qui lui a demandé une patience digne des légendaires bénédictins.

André Béguin, Captif comme un ballon peut l’être,
eau-forte avec vernis mou, 100 x 150 mm, 1971

André était parfaitement à l’aise avec les techniques de l’estampe. Il les a un moment enseignées à l’École du Louvre. Lui-même, en tant que graveur, était un technicien hors pair, ce dont témoignent les tailles-douces qu’il a produites tant qu’il a bien voulu graver. (Je n’ai d’ailleurs pas compris, et je ne suis pas le seul, pourquoi il avait abandonné l’art de graver pour lequel il avait manifesté tant de talent.) Il en a déposé une quarantaine au Département des estampes de la BnF, où j’ai pris les médiocres clichés ci-joints, ainsi qu’un catalogue raisonné de son travail(que je n’ai pas consulté).

André avait la fibre de la pédagogie, d’où le Dictionnaire technique de l’estampe déjà cité (dont il existe une version anglaise, A Technical dictionary of print making, translation by Allen J. Grieco, 1981-1984), mais encore un Dictionnaire technique et critique du dessin publié en 1978 à Bruxelles, le tout précédé en 1975 de L’Aquatinte à l’aérographe : nouveau procédé de gravure au grain (édition réalisée par l’auteur en sérigraphie manuelle, qu’il utilisera de nouveau pour ses dictionnaires, avec sa version anglaise : A treatise on aquatint : including a new airbush technique for graining etchings ; transl. by Allen J. Grieco and Sara F. Matthews-Grieco, 1999), ainsi qu’un Dictionnaire technique de la peinture en 1982.

Ce que j’ignorais absolument, c’est que ce polygraphe invétéré autant que modeste avait aussi publié en 1994, chez Gallimard, hors des sentiers de l’estampe, un roman de plus de 450 pages intitulé Le concerto d’Elgar, dont le thème ― selon Wikipedia qui donne un article très développé sur André ―, est la difficulté de la création chez l’artiste. Je n’ai pas lu ce roman, pas plus que les pièces de théâtre qui sont venues sous sa plume en 1998 : La cohabitation : comédie en deux actes, et Pauvre diable ! ou Le tibia de Saint-Genou : farce en trois actes.

André Béguin, Systématisation de la souche,
pointe sèche et burin, 240 x 180 mm, 1992

J’avoue, ne l’ayant pas davantage lu, ignorer dans quelle catégorie placer un Entretien avec Madame la Ministre également daté de 1998, si c’est dans la comédie, la tragédie ou ailleurs.

Son appartement boutique (de fournitures pour l’estampe) de la rue Danville, affluent de la rue Daguerre dans le 14e arrondissement de Paris, a souvent servi de galerie ― je me rappelle une exposition des estampes de Jeong-Dih Yang et de Castex, par exemple, mais il y en eut bien d’autres.

Puis il nous est apparu soudainement, avec quelque surprise, qu’André avait changé de cap, se découvrant ou exprimant enfin une passion débordante pour la guerre franco-prussienne de 1870. D’où la publication en 2016 d’un Mémento pour l’étude de la guerre de 1870-1871 en 215 p. in-4° ; en 2017 d’un copieux volume de 535 p. sur La bataille de Sedan : 1er septembre 1870, avec une préface de mon illustre confrère Jean Tulard, ce qui n’est pas rien ; et en 2018 de La demande de garanties : 12 juillet-19 juillet (Origines de la guerre de 1870), 445 p. Et le dernier ouvrage qu’il m’a adressé, le 18 mars dernier, est une écrasante revue de presse de la première quinzaine de juillet 1870, un peu avant le désastre de Sedan : Cette guerre qu’on nous offre. Comment, du 2 au 15 juillet 1870, les journaux ont vu arriver la guerre, en 240 p. in-4°.

André Béguin, Le Vieux chêne, pointe sèche, 120 x 90 mm, 1988

André avait l’œil clair, le regard franc et direct. Je pense à lui avec amitié.

Maxime Préaud

(Les photographies d’André m’ont été fournies par son épouse et leurs fils. Merci beaucoup.)