Propos de salon

Le monde de l’art contemporain, depuis une quarantaine d’année, semble être, selon les observateurs culturels, sous la pression d’une politique artistique de l’État qui soutient un art de création non pas libéral, mais dirigé et encadré. Ce qui n’est pas sans pénaliser les salons indépendants, symboles d’une diversité nécessaire et appréciée. Il faut donc saluer, malgré les subventions en amenuisement, la permanence des manifestations historiques, comme le « Salon des Artistes Français », ouvert en 1880, et le « Salon d’Automne », né en 1923, qui présentent un art libre et qui sont de véritables lieux d’échanges entre les artistes et le public.

L’artiste critique d’art et essayiste Aude de Kerros, dans la préface du catalogue du Salon 2024 de la « Société des Artistes Français », est éloquente sur cette situation de l’art. Un « état » qui est d’autant plus important pour le monde de l’estampe lequel, en regard des autres arts plastiques, malgré la création d’une fédération ― Manifestampe ― et le dynamisme, entre autres institutions, de la Fondation Taylor et de nombreuses associations de stampassins, est souvent marginalisé dans l’esprit des décideurs culturels et reste parfois mal connu, voire dédaigné.

Sans rapport direct avec ce qui vient d’être dit, on pourrait aussi évoquer l’Académie des Beaux-arts, dont l’action est bien sûr importante pour le soutien des artistes, mais dont le libellé de la section « Gravure », sous la houlette de gens de l’art contemporain, a été transformé en 2022 en « Gravure et dessin » ! Cela pour accueillir des personnalités autres, sans rapport avec le thème fondateur. De quoi affaiblir ou desservir ce dernier ! Cela dit, les salons évoqués plus haut proposent des sections « gravures » importantes.

Portons-nous dans la Grande Halle de La Villette, où s’est tenu le « Salon d’Automne » (18 au 21 janvier 2024). Le jour de ma visite, l’esplanade enneigée et le ciel gris invitent à pénétrer au plus vite dans les lieux. Dommage que l’ouverture se fasse plus tard qu’envisagée ! Enfin, après la froidure de l’attente, me voici dans la cathédrale culturelle où la géométrie rigoureuse des stands, belles cimaises noires de bonnes dimensions, facilite la visite. Il est à noter que l’excentrement parisien de la halle semble être, en dehors de la période de vernissage, quelque peu dissuasive et limitative en visiteurs. Car en début de matinée, au lendemain de l’inauguration, il y avait peu de monde… Et c’est dommage.

« Salon d’Automne » les cimaises (Cl. Gérard Robin)

Sous la houlette de Jean-Pierre Tanguy, professeur honoraire aux Beaux-Arts de Paris, la section présente quarante graveurs. Taille d’épargne1 sur bois ou linoléum, taille-douce à l’outil ou au mordant sur métal, de trait ou de teinte, tout un panel de manières, utilisées avec bonheur par des artistes dont nombre de signatures sont des découvertes. Le choix est intéressant, les œuvres sont mises en valeur dans des stands où l’espace est respiration, trop peut-être, car l’intimité nécessaire à l’observation de l’estampe me semble en pâtir. Mais les estampes sont là, offrant des expressions variées qui interpellent le regard, et montrent que la gravure est de qualité et mérite sa notoriété.

Le prix des « Amis du Salon d’Automne » fut remis à Anne François, une artiste qui fait partie du collectif Quai de l’Estampe, à La Rochelle, une association que j’ai déjà évoquée dans « Vu et lu… pour vous » Quant au prix Taylor, il fut octroyé à une autre graveure, mais participante d’une autre section, dite « Arbuste »: Coralie Nadel. Cette section est le fruit d’un partenariat entre la « Société du Salon d’Automne » et une association « Beaux Arts Découverte », dédiée à des jeunes plasticiens âgés au maximum de 30 ans et lauréats du 13e salon associatif, afin de les ouvrir à un large public. Signalons aussi la section « Livres d’artistes », présidée par Michel Boucaut, qui présente les œuvres de 17 artistes, et où l’art de l’estampe est souvent un rendez-vous important.

Une autre invitation nous a conviés, quelques jours plus tard, au vernissage du « Salon des Artistes Français » (héritier du Salon de naguère en sa 234e édition depuis Colbert !)2, dans le cadre d’Art Capital (14 au 18 février 2024), au Grand Palais Éphémère, place Joffre à Paris. Une tout autre ambiance m’accueille, le 13 février jour du vernissage, d’abord parce que la foule est là, ensuite parce que les lieux ont une organisation interne ici moins géométrique ; les stands sont plus divers, moins formels, plus propices au détour et à une certaine intimité du regard, favorable pour les estampes, avec des cimaises claires, un sol revêtu de moquette… Un espace de rencontres et d’échanges amicaux. Cinquante artistes en cimaises, réunis sous le choix judicieux du graveur Guy Braun, créateur de l’atelier GuyAnne.

« Salon des Artistes Français » les cimaises (Cl. Gérard Robin)

Celui-ci reconnaît avoir modifié l’intitulé de la section, devenue l’an passé « Gravure & lithographie », et aujourd’hui « Gravure & estampe ». Ce qui induit que toutes les manières sont présentes, jusqu’à l’héliogravure. La force ici de la présentation est aussi d’assortir ici et là, estampes et planches originelles et de présenter des cartons d’œuvres complémentaires. Ce qui est précieux pour le regard du public et favorise des acquisitions éventuelles.

À signaler, la présence, parmi les exposants, d’un artiste que j’avais déjà rencontré aux « Journées de l’Estampe contemporaine » 2023, place Saint-Sulpice à Paris, l’Espagnol Francisco Dominguez, de Cáceres, en Estrémadure. Un personnage quelque part fascinant, non pas pour son seul talent, mais aussi par sa connaissance profonde de la taille traditionnelle du métal et sa recherche permanente de manières novatrices de travail, avec des produits ou matériaux des plus communs. Une expérience qu’il se plaît, en plus, à partager sur Facebook sous le titre : « Las Técnicas Tradicionales del Grabado Calcográfico », texte en espagnol, mais relativement facilement traduisible, et abondamment illustré.

Contrairement au « Salon d’Automne », le « Salon des Artistes Français » donne des distinctions. L’opus 2024 a vu l’attribution de Médaille d’honneur  à Isabelle de Font-Reaulx ; Médaille d’or : Rem ; Médailles d’argent : Jim Monson, Julianna Salmon ; Médailles de bronze : Michel Cailleteau, Jeanine, Léna Mitsolidou. Quant aux prix, Prix Taylor : Cora Rod ; Prix des Amis des Artistes Français : Sébastien Lacombe ; Prix Art & Métiers du Livre : Hélène Midol ; Prix Charbonnel : Jacques Meunier ; Prix Hahnemühle : Michèle Joffrion, Manuel Jumeau, Sun-Hee Lee et Caroline Lesgourgues.

En conclusion, disons que ce début d’année commence bien pour la promotion de l’estampe. Il reste à espérer que, d’une manière générale, le climat international ne se détériore pas plus, et ne pèse pas sur notre devenir, qu’il soit culturel ou sociétal, chez nous et ailleurs.

Gérard Robin

1N. d. l. r. : pour en savoir plus entre les techniques de la taille-douce et de la taille d’épargne on se référera à cet article : voir ici.
2 – N. d. l. r. : pour en savoir plus sur cette filiation on peut se référer à la note n°2 de cet article : voir ici.

 

Prix René Carcan

« Note From Space with cadmium red 1 » de Marta Tomczyk
(Cl. Espace René Carcan)

Ce prix international de gravure René Carcan est décerné tous les deux ans. Pour son édition 2024, la sixième, le jury a choisi ses lauréats entre vingt-six artistes sélectionnés. Leurs estampes sont exposées jusqu’au 6 mars 2024 à la Wittockiana au 22 rue du Bemel à Bruxelles. Cependant, pour tous ceux qui n’ont pas la possibilité de se déplacer en Belgique, les organisateurs du prix offrent en libre service sur Internet un catalogue1 de très grande qualité où figurent quatre reproductions des estampes des quatre lauréats et une reproduction d’une estampe des vingt-deux autres artistes sélectionnés. Ce sixième catalogue permet donc de découvrir sans se déplacer de nouveaux talents de graveurs, il s’agit-là d’une des vertus de l’Internet.

Il est à souligner que le titre en français choisi par les organisateurs : « Prix international de gravure René Carcan », impliquerait que celui-ci récompense des estampes réalisées à partir de matrice matériellement gravée. Acception stricte du mot gravure dont le public francophone étend souvent l’usage à l’ensemble des estampes. Cependant sont admises ici quelques exceptions comme la lithographie, la sérigraphie et le monotype, toutes techniques à plat sans matrice gravée. Toutefois, semble-t-il, le jury est resté fidèle au titre de ce prix car parmi les vingt-six estampes des artistes sélectionnés seules trois estampes relèvent de la sérigraphie et du monotype, des exceptions donc.

« Spain – Morocco Border Barrier » de Pamela Doods
(Cl. Espace René Carcan)

Les estampes lauréates sont toutes des gravures à proprement parler. Pourtant, en dépit d’esprits chagrins, elles demeurent contemporaines. Elles forment un ensemble, malgré des manières très diverses, que l’on pourrait intitulé : la gravure témoin de son temps. Celles de la lauréate du Prix international René Carcan, la Polonaise Marta Tomczyk sembleraient s’échapper de cette dénomination tant elle épargne si peu le bois des matrices qui les ont fait naître. La surface du papier blanc domine abondamment, très simplement ponctuée d’un rouge nostalgique, là où en quelques traits noirs expressifs des bovins épars paissent. Elles sembleraient évoquer l’art rupestre de civilisations bucoliques toutes disparues aujourd’hui. A l’inverse et presque à l’opposé, les linogravures expressionnistes du Belge Sylvain Bureau, Prix du public, où ses traits blancs s’éparpillent sur un noir profond, dénoncent les apprentis sorciers d’aujourd’hui.

 

« The Blocks of War No.16 » de Jaco Putker (Cl. Espace René Carcan)

Toutes aussi directement critiques les estampes de la première mention, Prix Roger Dewint, et de la deuxième mention s’attachent au tragique contemporain : la guerre et les conflits des empires. Dans des ambiances sombres, le Hollandais Jaco Putker met en scène les fantômes carnivores des antiques jeux « Pac-Man » de la préhistoire des micro-ordinateurs. Robots numériques devenus des engins de destruction et de mort sous les espèces de drones diaboliques. Dans les nuances de tendres gris de ses xylographies, la Canadienne Pamela Doods décrit sobrement quelques uns des barrages qui s’érigent aux frontières des empires désespérants comme le firent naguère le mur d’Hadrien, les limes, la grande muraille de Chine ou le mur de Berlin. Toutes ces estampes sont réunies à Bruxelles comme preuves que la gravure sous ses manières et techniques traditionnelles demeurent encore universellement très contemporaine.

Claude Bureau

1Pour voir ce catalogue, cliquez ici.

L’invitation au voyage

 

Salle 1er étage (Cl. Gérard Robin)

Laure Prédine
Maison des Arts
15 avenue Albert Petit 92220 Bagneux
12  janvier au 21 mars 2024

À l’orée du parc Richelieu, à Bagneux, l’ancienne demeure d’un médecin vétérinaire, Henri Drieux, rachetée par la ville en 1992, fut transformée en Maison des Arts en 2000. Contiguë à un bâtiment abritant deux ateliers de pratiques artistiques de 70 m2 chacun, une belle exposition occupe une galerie de 140 m2, sur deux étages, dont l’objectif est de présenter la création contemporaine en valorisant les artistes locaux, mais aussi au travers de la démarche d’artistes notoires. Ou les deux ! Ainsi, aujourd’hui, la balnéolaise Laure Prédine, diplômée de l’École Nationale des Arts décoratifs et experte en communication visuelle, qui, en dehors de son propre atelier de gravure de Bagneux, préside à Sceaux (92330) celui dit « La Tarlatane », dont les professeur(e)s, rappelons-le, sont : Isabelle Panaud et Raúl Villullas.

Laure Prédine est une artiste singulière, aux expressions originales et plurielles, composées d’impressions et d’émotions qu’elle transcrit dans des carnets lors de promenades ou de voyages. Dessins et aquarelles sont la mémoire de ses créations estampières, qu’elle transpose pour certaines en leporellos, fresques ou monotypes, avec pour choix la taille d’épargne ou la taille-douce, selon le motif qu’elle veut représenter, selon le ressenti qu’elle veut traduire. Le choix de la technique et de son support est déterminant pour rester fidèle à cela et à ce qu’elle offre en partage.

« Le territoire du lac, parc Montsouris IX » (10×21 cm) (Cl. Gérard Robin)

Son vouloir, tel qu’elle le formule, est d’explorer le monde du vivant, dans ses nuances et ses extrêmes, qu’il soit visible ou invisible… Une démarche générale qui est à la base de son travail créatif, et qu’elle résume en cinq verbes : « Regarder, observer, penser, rêver, transmettre ». Cela ne ce faisant qu’au travers d’une attitude sensible attentive aux coïncidences poétiques, prête à saisir l’instant fugitif qui l’interpelle. Dans le fascicule de présentation de la Maison des Arts, Laure Prédine cite justement quelques vers d’un poème de Charles Baudelaire, tiré des « Fleurs du mal » : « L’Invitation au voyage ». C’est pour cela que j’ai titré ainsi cet article, en parfaite correspondance avec son œuvre.

Le parcours de la galerie correspond véritablement, pour le visiteur, à une telle invitation, agréable d’autant plus que les lieux sont un écrin sympathique pour une telle manifestation. J’ajouterais que durant la visite, de très jeunes scolaires sont venus, et que l’attention fut grande lors de l’apprentissage de base que fit une animatrice… « Luxe, calme et volupté » étaient alors au rendez-vous.

D’abord, au rez-de-chaussée, c’est la découverte de différents procédés de gravure que l’artiste utilise, ajoutant aux estampes, les planches utilisées. Un temps de pédagogie pour bien comprendre l’approche technique. Avec, sur les murs, de belles créations ichtyologiques, colorées. À l’étage les murs sont des cimaises où l’estampe est variété, issue de thématiques diverses, exprimées selon des techniques appropriées à la vision que l’artiste veut transmettre. Tout au long, des tables portent ses livrets accordéon et les carnets qui expriment ses pensées, matérialisent ses visions : des expressions du « vivant », qu’il soit humain, animal ou végétal.

« Être vivant / Nous les humains » « Apparaître » n°7 (18×36 cm leporello plié) (Cl. Gérard Robin)

Tout cela est d’une grande richesse. À vrai dire, pour pénétrer plus dans l’univers mental de cette artiste sensible et attachante, pour bien saisir la profondeur de son art et son exigence de passeuse d’émotions, je conseillerai de poursuivre le voyage au travers de son site, bien illustré par ses œuvres : voir ici.

Gérard Robin