Un baron épris d’art

Remise du prix Kiyoshi Hasegawa à Vitalia Samuilova (Cl. Gérard Robin)

La cérémonie avait lieu au théâtre Saint-Georges, 51 de la rue éponyme, ce lundi 15 janvier 2024, pour la remise des grands prix 2023 de la Fondation Taylor. Paris est dans le froid hivernal et, après un café rapide en face du lieu, nous voici dans l’ambiance rouge et chaude des escaliers qui mènent à la salle. Beaucoup de monde, déjà ! Premier contact avec une graveuse, l’amie Hélène Baumel, – qui expose à quelques pas de là, à la Fondation -, alors que nous prenons place, et que le public, déjà nombreux, investit les lieux. Sur scène, les organisateurs s’installent, règlent la sono des micros… Le président, Jean-François Larrieu, évoquera en liminaire l’historique de la fondation et son but de soutenir les artistes, une philosophie solidaire basée sur des donations et du bénévolat, selon trois axes d’action : les aides, les prix, les expositions. Et, puisque c’est le propos du jour, il précisera les récompenses attribuées : quelques 27 grands prix, aides financières et symboles de reconnaissance artistique, dont les critères de choix correspondent à la volonté de leur créateur.

À signaler qu’en dehors des grands prix cités, une commission Taylor dédiée se déplace chaque année dans divers salons et manifestations artistiques pour décerner des prix (Salon d’Automne, Salon des Artistes français, Salon Réalités nouvelles, Salon National des Beaux-arts, Salon Comparaisons…) En conclusion de l’édito de la brochure éditée pour l’événement, relatif à l’action menée depuis 1844, Jean-François Larrieu écrira : « Dans un contexte aussi chaotique où l’individualisme semble être une notion phare, par les valeurs d’engagement, de solidarité et d’entraide, la Fondation Taylor garde son cap ». C’est réconfortant dans le climat culturel que nous vivons !

Au programme ce soir : peinture, sculpture, dessin et gravure. Nous nous bornerons bien sûr ici à cette dernière. Et c’est Yves Dodeman, président de la commission des dons et legs (et co-créateur du prix Hasegawa), qui appellera, entre autres (je pense au dessin) les lauréats concernés par la gravure :
– Prix Paul Gonnand [1899-1973] (6 000€), attribué ex-æquo à Claude Abeille et Nicolas Maldague (France),
– Prix Kiyoshi Hasegawa [1891-1980] (2 500€), attribué à Vitalia Samuilova (Lituanie)
– Prix Jean Asselbergs [1928-2015] (7 000€), attribué à Evgeniya Hristova (Bulgarie)
– Prix Lucie Navier [1910-1996], en mémoire de ses parents Marie et Léon Navier (2 000€), attribué à Serge Marzin (France)
– Prix Claude Bouret [1940-2021] (3 000€), attribué à David Maes (Canada).
Une ouverture sur l’art qui va au-delà de nos frontières.

Une ambiance chaleureuse et qui est une invitation des plus sympathiques à partager dans l’atelier de la Fondation le verre de l’amitié, et découvrir les œuvres des nominés.

« Lili », David Maes (Cl. Gérard Robin

Mais, auparavant, la galerie de la Fondation nous fait parcourir une magnifique exposition, celle de la lauréate du Prix Léon-Georges Baudry [1898-1978] 2022, la graveuse Hélène Baumel qui, du 15 janvier au 3 février 2024, expose tailles-douces (aquatintes) et tailles d’épargne (linogravures et xylogravures)… Dans le « Vu pour… vous » du 17 janvier 2024, Maxime Préaud vient d’évoquer Hélène. Je me bornerai donc à ajouter quelques impressions nées de mon propre ressenti… C’est la découverte de tout un univers mental sensible que l’aquatinte, en particulier, compose et exalte. Un voyage entre roche et eau vive, au cœur de visions où ciel et terre interfèrent, modelés par les vents et les pluies, où la lumière génère contrastes et teintes nuancées en grands bleutés sensuels, une architecture naturelle qui voile ses mystères, dans des évocations qui vont parfois jusqu’à frôler une abstraction lyrique.

Des images fortes, ode à Dame Nature, porteuses à n’en point douter d’une certaine humilité pour l’humain dont on peut, au travers des représentations paysagères, ressentir la fragilité… Le lieu d’exposition de Taylor, rénové, est un bien bel écrin pour accueillir, sur la blancheur des murs du rez-de-chaussée quantité d’estampes, bien mises en cimaise, qui retracent le parcours créatif de l’artiste, s’ajoutant, au sous-sol cerné de pierres de taille, quelques œuvres complémentaires, certaines accompagnées de poésies, et surtout des vitrines montrant son autre facette créative, celle du livre d’artiste, avec alternance du texte et de l’image, et présentation en accordéon… L’alliance parfaite d’une imagière et d’un poète !

Gravissant les étages, escalier ou ascenseur, nous voici à l’atelier de la fondation… Bien sûr, il faudra revenir pour découvrir à loisir les œuvres des récompensés et approfondir la réflexion, car il y a foule ici ! Mais cela est tellement sympathique et convivial ! D’autant que le talent est au rendez-vous, dans les différents modes d’expression des arts plastiques et graphiques.

« Un temps complices », Serge Marzin (Cl. Gérard Robin)

Il est difficile et serait présomptueux de vouloir, en quelques lignes, présenter ces artistes et tenter de définir l’œuvre de chacun, sans les rencontrer, sans les mieux connaître. Au premier regard, on peut seulement dire que le choix de Taylor s’avère, une fois encore, très judicieux, et que le parcours de chaque lauréat, à la lecture de la brochure 2023 de l’événement, en atteste. Il y a chez tous une grande maîtrise de la ou des manières choisies, pour exprimer avec personnalité et talent manifestes parfois un message, toujours des émotions. Cela au travers d’une inspiration qui puise dans la nature, qu’elle soit naturelle ou humaine (je pense à Vitalia et ses évocations du monde du travail). De la belle ouvrage où chaque gravure est nécessairement un grand voyage intérieur.

Toute la richesse de l’estampe est dans ces choix de Taylor. Elle témoigne une fois encore que celle-ci se situe au faîte des beaux-arts, fruit d’une démarche artistique exceptionnelle, entre pensée, geste et matière, qui procède aussi, comme chacun le sait, d’un art de vie et de rencontres. Une vraiment belle manifestation !

Gérard Robin

La belle Andalouse

Eau-forte sans titre, 62×98 mm (Cl. Claude Bureau)

Au XXe siècle, pendant l’exposition universelle de Séville, au 32 calle Sierpes de la vieille ville, entre deux vitrines menuisées et à petits carreaux j’ouvris la porte vitrée de la galerie d’estampes « A. Roldáy », aujourd’hui remplacée par une boutique de vêtements. Après la lumière aveuglante de la rue, dans un frais clair-obscur, cette galerie d’art se garnissait de son sol jusqu’à son bas plafond et sur ses trois murs d’une armada de tiroirs en bois sombre. De la même essence et de part et d’autre de son allée centrale deux meubles bas à tiroirs eux aussi se surmontaient d’une sorte de comptoir. À l’extrémité de l’un d’eux trônait une antique caisse enregistreuse mécanique qui datait sans doute de la fin du XIXe siècle.

D’emblée le galeriste avec entrain disposa sur le comptoir près de la caisse tout un jeu d’estampes tauromachiques accompagnées de gitanes flamencos, de vues pittoresques de la capitale andalouse et même de tirages sur un beau papier de la mascotte de l’exposition universelle. Ne parlant ni le castillan ni l’andalou ni lui le français je tentai de lui faire comprendre dans un sabir anglo-saxon mêlé de force gestes que je cherchais autre chose comme estampes. Apparemment déçu et contrarié, le galeriste se dirigea vers son autre comptoir et d’un air embarrassé ouvrit quelques-uns de ses tiroirs pour en extirper plusieurs estampes de différentes dimensions qui s’éloignaient des poncifs touristiques. Parmi elles, une petite gravure guère plus grande qu’un timbre-poste captiva mon regard et me plongea dans une rêverie que ne parvinrent pas à troubler des touristes qui s’engouffrèrent alors dans la galerie et se dirigèrent vers les estampes bariolées de l’autre comptoir.

La cuvette de l’estampe que j’admirais s’accordait harmonieusement aux marges du papier. Dans son modeste rectangle tout un monde végétal s’animait. Il s’agissait d’un jardin luxuriant – une huerta andalouse sans doute – dont chaque trait par la pointe gravé soulignait la nature paisible. Une brume évanescente dissimulait le sol d’où s’élançaient sur la droite et sur la gauche les palmes déployées de dattiers. Au centre, sous un arbre isolé au tronc tordu se laissaient deviner un bassin et son jeu d’eau. À l’extrême gauche, devant un taillis plus sombre, deux piliers et leur linteau de pierre suggéraient un porche ou la margelle d’un puits dans un pays où, sous le soleil qui arde, l’eau demeure un bien rare et précieux. Impeccablement imprimé, le tirage portait, tracés par un léger crayon, le numéro cinq sur cinquante et une signature aérienne mais illisible. Au verso figurait le prix de trois mille cinq cents pesetas. Au vu de ce prix, à l’époque, modique, l’affaire fut vite conclue. Je m’enquis de l’auteur de ce petit Éden. Un peu gêné me sembla-t-il, le galeriste écrivit rapidement au dos, au crayon et à côté du prix : « Mercedes de La Gala mujer sevillana ». Cependant, pressé de servir les nouveaux arrivants, il ne m’en dit pas plus et me laissa suspendu à ma curiosité. Quelle était donc cette dame sévillane dont il venait d’écrire le nom ?

Au XXIe siècle, malgré quelques recherches par Internet tant hispaniques qu’étasuniennes, Mercedes de La Gala garde encore tout son mystère. Pourtant l’image qu’elle a créée conserve sous mes yeux toute son évidence esthétique. Ainsi possédons-nous tous, blottie au fond d’un tiroir, serrée dans un carton à dessins ou accrochée au mur, au moins une estampe dont on ignore tout de l’artiste qui l’a conçue et gravée. Voire pire, dont on ignore le nom que ne décèle pas un paraphe illisible et qu’aucun autre document ne vient éclaircir. Malgré cette ignorance, l’image de cette estampe nous a plu et, surtout, nous plaît encore, comme cette belle eau-forte andalouse gravée par cette dame sévillane, Mercedes de La Gala.

Claude Bureau

Hélène Baumel à Taylor

Hélène Baumel, « Ecoute du silence »,
aquatinte en couleurs (Cl. Fondation Taylor)

à la Fondation Taylor 1 rue La Bruyère 75009 Paris
du 16 janvier au 3 février 2023
du mardi au samedi de 13h à 19h

On voit généralement deux ou trois estampes d’Hélène Baumel dans des expositions collectives, suffisamment pour apprécier, mais pas assez pour profiter vraiment de son indéniable talent. Fort heureusement, elle a été en 2022 lauréate du grand prix Léon-Georges Baudry1, destiné « à un artiste français, homme ou femme, âgé de 55 ans minimum, […] d’un réel talent figuratif pour la qualité de l’ensemble de son œuvre », attribué alternativement en peinture, sculpture et gravure et décerné par la Fondation Taylor.

Les estampes d’Hélène Baumel à la Fondation Taylor,
15 janvier 2024 (Cl. M. Préaud)

Ainsi, le rez-de-chaussée entier de la Fondation, de même qu’une bonne partie du sous-sol, accueille aujourd’hui un grand ensemble d’estampes d’Hélène Baumel, toutes plus belles les unes que les autres, qu’il s’agisse de tailles-douces ou de tailles d’épargne. Les sujets qu’elle traite, malgré les apparences relativement réalistes, sont toujours issus de son imagination, dit-elle, de ses souvenirs, qu’il s’agisse des montagnes neigeuses qui lui rappellent ses randonnées savoyardes ou des ondes aquatiques évoquant les eaux ardéchoises. Elle-même, originaire de la Drôme, se situant entre ces deux espaces spectaculaires. C’est une femme qui sait voir. De l’eau, de la neige, des nuages, parfois des forêts, en principe sans le moindre personnage ni même une habitation, on rêve dans une nature de rêve.

Les estampes d’Hélène Baumel à la Fondation Taylor,
15 janvier 2024 (Cl. M. Préaud)

L’artiste maîtrise parfaitement les techniques qu’elle pratique, particulièrement l’aquatinte (procédé au sucre), mais aussi le bois de fil et le linoléum, presque toujours en couleurs. Elle prépare ses estampes dans son atelier-laboratoire personnel, elle les fait mordre dans l’atelier de Chaville puis les imprime elle-même de retour près de sa presse. C’est-là qu’elle mélange ses encres pour obtenir les tons raffinés qui la caractérisent. Un travail impeccable, une leçon d’élégance et de rigueur.

Si la plupart de ses estampes sont des feuilles isolées, elle fréquente aussi le livre d’artiste, pour accompagner des textes de Danièle Corre, Laurent Grison ou France Burghelle Rey. Ces travaux sont présentés dans des vitrines, au sous-sol de la Fondation.

Maxime Préaud

1 – Rappelons que Léon-Georges Baudry (1898-1978) était un sculpteur arts déco assez important, qui a légué à son décès un fonds à la Fondation Taylor pour honorer ce prix. L’artiste qui le reçoit doit être membre de la Fondation.