Nuages et nuées

 

« Nuages et nuées IV » linogravure polychrome (Cl. Éric Durant)

Exposition d’estampes
Salle Jean Renoir 7 Villa des Aubépines
92270 Bois-Colombes
8 novembre 2023 au 7 janvier 2024

Éric Durant, qui enseigne par ailleurs la gravure à l’école Olivier de Serres, pratique avec virtuosité l’estampe polychrome. Il grave plusieurs plaques de linoléum qu’il imprime ensuite en taille d’épargne en superposant ses couleurs choisies avec soin. Cette manière exige une grande précision tant dans la gravure de chacune des matrices que dans le report sur le papier de celles-ci bien repérées à chaque passage sous la presse et dans les transparences des teintes utilisées afin d’obtenir de subtils dégradés. Cette exposition, qui met en valeur les variations d’harmonies colorées souvent de mêmes matrices, exprime ainsi toute la maîtrise qu’a atteinte le graveur dans cette nouvelle série proposée au public.

« Nuages et nuées IX » linogravure polychrome (Cl. Éric Durant)

Il y a neuf ans, dans une très longue série d’estampes de divers formats, monochromes ou polychromes, il avait scruté les « Vagues et déferlantes » des côtes basques ou bretonnes qui sans cesse et sur des rythmes périodiques vont et viennent sur les rivages dans un vacarme qui semblait sourdre de ses images. Ici, avec « Nuages et nuées », dans des formats à l’italienne plus modestes (30 x 40 cm), il invite le spectateur à lever le regard vers les cieux et à le porter dans les lointains. Avec cette manière polychrome si caractéristique, il met en scène ces énormes machineries thermodynamiques toujours changeantes qui emplissent le panorama sous nos yeux sans qu’on sache très bien où l’on est. Seule, tout en bas de l’image, une simple ligne minuscule horizontale rappelle l’endroit que ces nuées sauvages dominent : digue d’un marais, estran à marée basse ou grève apaisée.

« Nuages et nuées VIII » linogravure polychrome (Cl. Éric Durant)

Plus que figuratives, ces estampes tirent pourtant celui qui les regardent attentivement vers l’abstraction. Là où leurs musiques silencieuses l’entraînent vers des pensées évanescentes. Au-delà de la pesanteur des masses d’eau qui ont disparu de notre horizon, il faut se laisser porter dans la rêverie par les ailes de ces harmonies de couleurs qui emplissent par leur dynamisme les images d’Éric Durant.

Claude Bureau

 

 

Un grenier rue Albert

« Arbre », xylographie de Guy Jahan (Cl. Guy Jahan)

J’ai beau fréquenter assez souvent le XIIIe arrondissement de Paris, je ne connaissais pas la rue Albert, pourtant longue de près de 500 mètres. Albert qui ? me demandai-je, avec le secret espoir que ce fût un amical clin d’œil sinon à Dürer, au moins à Besnard, ou à Decaris. Mais non, cet Albert-là est le pseudonyme d’un ouvrier mécanicien nommé Alexandre Martin, qui fut « membre du gouvernement provisoire de 1848 et de la commission des Barricades pendant la Commune », si j’en crois Hillairet. Je ne me rappelle pas s’il y eut une commission des Barricades en 1968. Ce n’étaient pourtant pas les commissions qui manquaient.

Au n° 10 de la rue Albert s’ouvre une perpendiculaire bordée de plusieurs maisons individuelles posées côte-à-côte devant un jardin commun ayant échappé à la promotion immobilière, assez plaisant même en hiver. La dernière villa est celle où demeure Guy Jahan, dans le calme et quasiment le secret. Comme les autres, elle a son jardinet sur le devant, de la taille d’une table de ping-pong et, sur l’arrière, une cour cimentée format raisin.

L’artiste a installé son atelier au deuxième étage, sous les toits. La seconde volée d’escaliers, peinte en blanc, est un peu plus raide et étroite que la première. Le mur en est couvert d’estampes encadrées, et il y en a plein d’autres sur le palier éclairé par un Velux®, ainsi que dans des étagères et dans des X, à côté d’un évier où, lorsque l’occasion se présente, Guy Jahan fait mordre ses eaux-fortes.

Sur la cloison du palier, au-dessus des patères rouges du porte-manteau, sont fixés plusieurs « parchemins d’honneur » qui lui ont été délivrés par la Ville de Chamalières à l’occasion de ses participations à la « Triennale mondiale d’estampes de petit format ». Il y a aussi une photo encadrée le montrant en compagnie de son frère jumeau alors qu’ils étaient âgés de quelque huit ans, c’est-à-dire il y a un peu plus de trois quarts de siècle. Ce frère aujourd’hui décédé a suivi une carrière tout à fait différente de celle de Guy.

Guy, lui, a d’abord été architecte, et à ce titre il a occupé un poste important, celui d’architecte départemental des Yvelines. Puis, à la suite de différentes difficultés politico-administratives sur lesquelles il ne souhaite pas s’étendre, il s’est retrouvé au chômage, dans toute la force de ses cinquante-huit ans. L’estampe l’a en quelque sorte fait naître à une nouvelle vie.

Il a suivi les cours de Claude Breton (1928-2006), peintre et graveur1, qui enseigna les techniques de l’estampe aux Ateliers Beaux-Arts de la Ville de Paris de 1976 à 1998. Il garde, me dit-il avec une certaine émotion, un excellent souvenir de cette relation.

Guy en son atelier (Cl. Maxime Préaud)

Sur le palier, lui-même très chargé de cadres divers, deux pièces s’ouvrent. Sur la porte de la première, peinte dans un gris violacé discutable, est scotchée une affiche montrant la main de l’artiste posée à plat sur une de ses estampes, annonçant une exposition : « Les Ateliers Moret présentent Guy Jahan » du 20 au 28 mai 2016, à l’occasion de la Fête de l’estampe2. À l’intérieur, il s’agit d’une espèce de bureau où l’artiste a installé un ordinateur grand écran, à côté duquel est posé un agenda bien rempli ; il est ouvert et j’y repère à la date du mercredi 3 mars matin3 mon nom associé à celui de mon camarade Claude Bureau qui m’a amené jusqu’ici.

Une petite étagère suspendue au mur est remplie de dossiers numérotés de 1 à 24. Sur la cloison de gauche, à côté de photocopies de dessins et d’estampes japonaises, est punaisée une photo de Guy Jahan un peu plus jeune, accompagné de son chat, devant un problème de mots croisés. Il aime bien cette photo, je ne sais pas si c’est à cause du chat, on la retrouve accrochée ailleurs. Il y a sur tous les murs des photographies, photos de famille, reproductions de peintures, de toutes époques ; à côté d’un lit de repos couvert d’esquisses, des paysages de Cézanne, et deux gravures en bois du maître de maison représentant les signes du Zodiaque du Bélier et du Capricorne. Une maquette de bateau de pêche, à voile, posée sur une étagère, rappelle son goût pour la mer. Sur la cloison de droite, je remarque une belle nature morte enfantine datée de 1965 sur laquelle on lit : Bonne fête papa / Odile4 ; à côté, sous une affichette néerlandaise où figurent vingt autoportraits gravés de Rembrandt, est suspendue une feuille encadrée où l’on voit imprimés six sujets de bataille dans le genre médiéval, gravés à l’eau-forte avec aquatinte, signés du monogramme de Jahan. Sur le plancher, au pied du lit, s’entassent des cadres contenant des estampes gravées en bois en couleurs, qui sont un peu sa spécialité.

Le dessin d’Odile (Cl. Maxime Préaud)

L’atelier proprement dit fait toute la largeur de la maison, soit environ huit mètres sur trois cinquante. Il faut ajouter de chaque côté un retrait d’environ un mètre de large sous l’angle du toit, où il a installé des étagères pour ranger des boîtes d’archives, des plaques de cuivre et des planches de bois, et tout un tas de paperasses.

Sur toute la longueur Guy Jahan a monté un grand établi, formé d’une immense planche aujourd’hui presqu’entièrement dissimulée sous un bric-à-brac spécial graveur. Sur la gauche, une table de chauffe devant laquelle sont suspendus ou posés des rouleaux, des boîtes d’encre, des bouteilles de divers produits toxiques en verre ou en plastique. Il y a partout de vieilles boîtes à gâteaux contenant des crayons, des feutres et des stylos de toutes sortes, des opinels®, des cutters, des pinceaux, et plein d’outils pour la plupart plantés dans des blocs de polystyrène : burins, échoppes et onglettes pour graver le bois. Comme beaucoup de graveurs, il a la passion des outils – je pense au regretté François Maréchal, qui en avait une fabuleuse collection – et il n’en utilise guère que trois ou quatre, toujours les mêmes.

Xylographie en cours (Cl. Maxime Préaud)

Il ne travaille pas directement sur l’établi, mais dessous, sur un plateau coulissant posé sur des tréteaux. Au moment où je passe, il est confronté à une grande planche de bois contreplaqué cinq plis sur laquelle je distingue des arbres. À cette heure matinale, la lumière fort agréable vient de deux Velux®, un sur chaque pente du toit. Il y a aussi, au centre du mur qui lui fait face, un hublot carré donnant sur la maison voisine en briques roses. Une pendule carrée fait la rime, qui marque trois quarts d’heure d’avance – elle doit être en retard sur l’heure d’été –, mais le temps ici ne passe sûrement pas de la même façon qu’ailleurs.

Le même mur est tapissé de photographies, de cartes postales, de découpures, d’épreuves d’essai, d’esquisses. L’œil passe sans cesse d’un siècle à l’autre, de Paolo Uccello à Derain, d’un nu à un paysage, d’un oiseau en plein vol à un poisson entre deux eaux. Le monde de Guy Jahan n’a pas beaucoup de frontières.

Dans la même pièce, contre l’autre mur il y a encore un bureau, moins artiste et plus paperasses, avec plein de crayons et de stylos dans des verres, des tasses et des bocaux. Une étagère au-dessus porte quelques livres, parmi lesquels je relève les noms de Fouquet (le peintre, pas le ministre), Hopper, Gracq avec son Rivage des Syrtes, et des sujets tels que poissons, oiseaux, rapaces, oiseaux de mer. Et un poste de radio à transistors. Curieusement, je ne vois pas d’appareil à musique.

De l’autre côté de la porte, est installée sur son bâti une presse à taille-douce de chez Le Deuil, acquise quelques années avant que la maison ne disparaisse. Elle fait 60 cm de passage. Il ne s’en sert vraiment que pour les essais, l’adaptant de la taille-douce à la taille d’épargne selon les circonstances. Sinon, il fait imprimer chez Moret et Compagnie.

Sur le mur, là-aussi, beaucoup d’images côte à côte et même parfois superposées, des photos, mais aussi des eaux-fortes, notamment des académies, hommes ou femmes, directement gravées d’après des modèles vivants. Il insiste sur l’intérêt des modèles vivants, je n’ose pas lui dire que je préfère les bouteilles et les cafetières, que je n’aime pas trop quand ça bouge. Par exemple, j’aime bien ce qui est un peu plus haut, sur le rebord d’une poutre, quasiment inaccessible : des statuettes africaines et un grand papillon, qui sont des cadeaux de son meilleur ami, aujourd’hui disparu, ainsi que des pierres, des coquilles, des leurres pour la pêche.

Maxime Préaud

1 – Voir l’association Les Amis de Claude Breton et Marcel Roche.
2 – Occasion de rappeler que la Fête de l’Estampe, lancée en 2013 par l’association Manifestampe, se déroule en France et en Europe tous les ans autour du 26 mai, date de la signature par Louis XIV de l’arrêt de Saint-Jean-de-Luz confirmant le métier de graveur comme un métier libre.
3 – 2020.
4 – Il semble toutefois, à ce que j’ai cru comprendre, c’est la sœur cadette d’Odile, Marianne, qui vit à Montpellier, qui s’intéresse le plus au travail de son père et aux beaux-arts en général.

Calendriers royaux

L’ouvrage ouvert (Cl. Claude Bureau)

Avoir eu la chance de compulser ce pesant ouvrage – six kilogrammes coffret d’emboîtage compris – a ravivé la mémoire de ma jeunesse. Celle où sous la férule de maîtres sévères et bienveillants nous étudiions les classiques. Notre langue y était apprise et leur lecture faisait taire les turbulents collégiens que nous étions alors. On analysait chez Racine les complications des sentiments amoureux dans des alexandrins – césure à l‘hémistiche – bien balancés qui transcrivaient leurs tourments. Les embarras de Paris chez Boileau étaient peu de chose à qui connaît maintenant ceux d’aujourd’hui. Aux cadences variées de La Fontaine se déduisait la morale de l’histoire et sur les tréteaux de Molière les galopins apprenaient dans leur naïveté que l’on parlait en prose quotidiennement. Le règne de Louis XIV achevait presque le pré carré de ce qui deviendra, un siècle plus tard, une nation et dont les fortifications de Vauban suscitent toujours de fortes émotions paysagères, maritime à Saint-Martin de Ré ou plus grandiose à Mont-Dauphin où son vaisseau de pierres croise encore sa proue sur la plaine alluviale entre le Guil et la Durance. Ce siècle, comme l’a si bien nommé Voltaire, fut guerrier et le présent ouvrage, qui plonge dans l’imaginaire collectif de l’époque, le rappelle dans son titre emprunté à l’un des almanachs qu’il décrit : « Louis le grand, la terreur et l’admiration de l’Univers ».

Ce savant ouvrage en deux volumes sous emboîtage, coédité par la « Bibliothèque nationale de France » et « Le Passage », illustre donc ce siècle avec les almanachs muraux publiés à Paris sous le règne personnel de Louis XIV (1661-1715). Cinq cent vingt-quatre almanachs sont donc ici répertoriés, reproduits et décrits. Comme le souligne la très longue liste des remerciements établie par Maxime Préaud, il est le fruit d’un travail collectif entrepris sous sa direction. La qualité de l’impression, des reproductions et de la mise en page dans un format important : 26×35 cm, restitue donc toute la valeur graphique de cette collection exceptionnelle d’estampes. Pourtant, l’abondance des images n’occulte pas celle de tout l’appareil critique qui les accompagne. Chaque année, dessinateurs, graveurs, imprimeurs et éditeurs se mettaient à la tâche pour publier et vendre ces grandes estampes murales réalisées avec deux planches gravées à l’eau forte et au burin où figuraient un calendrier et où étaient illustrés des évènements mémorables de l’année précédente. Elles s’affichaient ainsi un peu partout dans les intérieurs des élites : bourgeois, commerçants, artisans, etc. et contribuaient ainsi à la renommée du monarque. En voici, ci-dessous, l’exemple de l’une d’entre elles suivi de son texte descriptif.

« Bal à la française », chez Pierre Landry 1682
(Cl. BnF département des estampe, Gallica)

« Dans l’intérieur d’un palais, celui du Louvre ou celui des Tuileries, brillamment éclairé par des lustres, Louis XIV danse avec une jeune femme qui veut représenter la ville de Strasbourg. Au fond joue l’orchestre. À droite et à gauche, des courtisans sont assis ou debout ; faut-il reconnaître, assis à droite, le dauphin et sa jeune épouse, ou Monsieur et Madame ? Au tout premier plan on voit un seau à rafraîchir rempli de bouteilles, à droite un serviteur portant un plateau de fruits et de gâteaux, et à gauche une jeune femme assise tenant un panneau sur lequel sont inscrites les paroles d’une chanson avec sa musique signée Marc-Antoine Charpentier. La ville protestante et stratégiquement capitale de Strasbourg s’était rendue aux armées royales sans combat, tellement le rapport de forces était inégal, le 30 septembre 1681 ; trois semaines plus tard Louis XIV y faisait une entrée triomphale, marquée par un Te Deum dans la cathédrale rendue au culte catholique (Ensemble au burin et à l’e.-f.. 859 x 543). »

Une copieuse et savante introduction donne l’historique de ces almanachs imprimés et leurs conditions d’élaboration, de gravure, d’impression, d’édition et de diffusion. Elle est suivie, année après année, d’une double page sur fond rouge où à gauche figurent en réserve blanche un rappel historique des faits de l’année en cours et, à droite, une brève description des almanachs publiés cette année-là. Suivent après ce double repère annuel, sur papier blanc les reproductions, en belle et pleine page, de chaque almanach accompagné à gauche de sa description avec souvent le gros plan d’un détail de l’estampe ou la reproduction d’un dessin préparatoire. Au vu de la variété des sujets et de leurs traitements par les artistes qui y ont concouru, il vaut mieux prendre un rythme lent afin d’en tourner et compulser ses centaines de pages. L’ouvrage se clôture par des annexes : une bibliographie générale, les index des titres des almanachs, des personnes, des figures allégoriques, des personnages mythologiques ou imaginaires, des éditeurs, des graveurs, des inventeurs et des crédits photographiques.

Ce sera sans doute un très beau cadeau bibliographique pour les fêtes de fin d’année. Ce serait sans doute aussi un ouvrage à mettre en libre consultation dans toutes les bonnes bibliothèques municipales à l’heure où faire nation exige de partager une Histoire commune quels qu’en soient ses heures, ses heurts, ses malheurs, ses calamités ou ses grandeurs.

Claude Bureau

« Louis Le grand , la terreur et l’admiration de l’univers »
format 26×35 cm, 1 216 pages, 800 illustrations, juin 2023,
ISBN : 978-2-7177-2943-6
Prix de vente : 600 €
diffusion : éditions de la BnF ou Le Passage