Grande salle du 1er étage (Cl. Gérard Robin)
Exposition au Château des Tourelles
19 avenue de la Maréchale 94420 Le Plessis-Trévise
6 au 30 octobre 2023
Le cuivre est, naturellement après polissage, miroir. Lorsque, en taille directe, l’outil s’en approche, il saisit les images évanescentes du visage qui le scrute ou de la main qui le sculpte ; puis la surface va accueillir, par la pointe d’acier des tailles douces et ordonnées qui vont substituer d’autres motifs, ceux-là incrustés, nés de l’imaginaire et de la créativité du manipulateur : le graveur. Mais il est des artistes, en quête d’aventures, qui vont se risquer dans l’incertitude de la nuit du métal, lorsqu’on le prive de sa brillance, pour y puiser alors des lumières cachées révélatrices de leur pensée profonde, pourquoi pas de leur âme, cela à la recherche d’autres visions, brisant l’angoisse possible de la noirceur par l’imposition d’une clarté choisie et modulée, qui donne sens, génératrice d’images nouvelles.
Ces alchimistes d’une manière que l’on a qualifié de noire – la « mezzotinte » – vont chercher le néant provisoire, qui peut naître de la surface du métal, lorsque le berceau l’agresse de ses pointes en multitude, brisant le reflet possible et devenu une sorte de brouillard qui semble arrêter tout cheminement du regard. Une plage semble-t-il de vacuité, vierge, mais aussi de plénitude latente. On sait alors que, si l’on remplit d’encre noire la myriade de ces creux ourlés par essence de barbes soyeuses, et que l’on y met en contact la surface d’un papier, celui-ci se parera d’un noir velouté, profond et superbe, déjà récompense du voyage intérieur créatif et sensuel à venir. Pour le praticien, l’espace temporel de l’action permet la maturation du projet, la pensée déjà bercée par le mouvement instrumental, indicateur du travail en cours, puis des outils qui vont intervenir pour exprimer et façonner le motif.
Ce sera alors, à l’aide du grattoir et des brunissoirs, que l’artiste outrepassera ensuite le noir pour le pourvoir de tonalités suaves et nocturnes, en valeur ou en sfumato, qui sont créatrices du graphisme pictural recherché et inscrit dans la matière. Structure d’intensité, forte mais fragile, qu’il faudra, pour compléter le propos, faire parer par un spécialiste d’une fine couche de fer, aciérer dit-on, dans le but de la faire résister aux sollicitations de l’impression. Au final, tout un art, bien maîtrisé par peu !
Au château des Tourelles, superbe demeure bourgeoise néo-gothique de la fin du XIXe siècle, sise dans un parc du Plessis-Trévise, dans le Val de Marne, et devenue galerie d’art de la ville, cinq de ces magiciennes et magiciens sont sur cimaises : Braun, Joffrion, Jumeau, Nadejda et Vasquez. Manifestation qui serait une première en France, – tout simplement -. Avec un titre original qui marque ce temps fort de la gravure : « Drôles de manières ». Une manifestation qui, – sans manière on peut l’imaginer -, sera imprégnée, sinon hantée comme il se doit dans un château, de l’esprit de personnes du passé forcément curieuses de ce qu’il advint de cette technique : Ludwig von Siegen, Ruprecht du Palatinat, Wallerant Vaillant, Elisha Kirkall, Jacob Christoph Le Blon, les divers inventeurs et perfectionneurs du procédé, sans oublier Abraham Blooteling, le créateur du berceau.
Plusieurs personnalités locales honorèrent de leur présence réelle le vernissage, comme Didier Dousset, maire du Plessis-Trévise et conseiller métropolitain à la Métropole du Grand Paris, Frédéric Buthod, directeur de l’ARAP (Association rencontres animations plesséennes), Sophie-Charlotte Riedinger, la responsable des expositions. Toutes ravies de présider l’événement et d’accueillir dans les belles salles dédiées du château, un public fort intéressé par le propos.
Le discours d’inauguration, par Frédéric Buthod (Cl. Gérard Robin)
Les artistes, de gauche à droite :
Pierre Vaquez, Manuel Jumeau, Michèle Joffrion, Nadjeda Menier et Guy Braun
Et de découvrir un petit espace didactique dédié à la technique, avec une vidéo démonstrative (sept minutes pour tout comprendre), et des exemples de planches, natures ou aciérées, accompagnées de leur tirage. Mais surtout pour découvrir un quintette d’artistes inspirés, remarquable par la diversité picturale offerte au regard, presque ineffable car du domaine vibratoire. Et cela, dans un espace blanc aux amples baies, sur deux étages, avec des mises en cimaise équilibrées, où le mélange des œuvres en harmonie graphique les unes par rapport aux autres, se soutiennent et se parlent, ou, au contraire plus isolées, expriment toute leur force. Cela, en manifeste du désir habité par tous de bien partager leurs créations et leur passion, au travers de quinze œuvres en cimaises,
Guy Braun. Président de la section gravure du Salon des Artistes français, dont il avait reçu, en 2017, la médaille d’honneur, après avoir été distingué, en 2012, par les prix Pinet de l’Académie des Beaux-Arts et ADAGP du Salon d’Automne de Paris. Conférencier et professeur de gravure, il est le chef d’orchestre et compositeur avisé des partitions visuelles du concert gravé intitulé « Drôles de manières » , marquées par la justesse de la sélection des artistes choisis. L’éventail des sujets qu’il traite montre sa maîtrise technique, et en particulier sa sensibilité picturale. Anne Mounic (1955-2022), dans la préface du catalogue poétique « Anatomie d’un geste » (Édition de l’atelier GuyAnne), avait écrit, sous-titré La ciselure du singulier : « L’œuvre gravé, et plus largement l’estampe, est varié et tient son unité de la personnalité de l’artiste, qui ne se satisfait jamais de ce qu’il parvient à maîtriser. Il lui faut toujours se porter au-delà de l’instant présent au long d’une quête existentielle qui vise à ouvrir d’autres possibilités. Ainsi l’exploration des techniques de l’estampe […], sur des supports et avec des matériaux différents, se confond-elle avec un perfectionnement de l’acuité expressive et de sa justesse. Deux termes résumeront sans doute mieux que tout la qualité du travail de Guy Braun : profondeur et mouvement. » (Chalifert, 7 juin 2013).
Michèle Joffrion. Prix 1999 de la Fondation Taylor ; prix Colmont 2006 de l’Académie des Beaux-Arts ; médaille d’honneur 2014 du Salon des Artistes Français, elle fut l’élève du graveur François Verdier (1945-2014), professeur d’exigence (constructive, précise-t-elle) à l’école d’art plastique de Niort, qui lui fit découvrir les différentes manières et qui, en 2008, au terme de l’apprentissage et du parcours remarquable de l’élève, la considéra comme une grande récompense dans sa vie d’enseignant. C’est la révélation de la manière noire qui bouleversera le besoin d’expression artistique de Michèle, devenant le support d’une recherche incessante de l’émotion, – quand du noir jaillit la lumière -, une démarche complexe mais parfaitement maîtrisée de transcription de sa résonance intérieure, allant de la maturation spirituelle du dessin à la transcendance poétique de l’estampe. Une écriture de clartés boréales, mais pas que, génératrice d’harmonies, de formes et de vibrations qui animent une vision de vie, vestige peut-être d’un vertige abyssal.
Autre espace du 1er étage (Cl. Gérard Robin)
Manuel Jumeau. Médaille d’argent 2009 au Salon des Artistes Animaliers, médaille d’or 2011 au Artistes de la Ville de Paris ; médaille d’honneur 2018 et prix Taylor 2022 au Salon des Artistes Français, il se présente comme graveur de l’imaginaire, ses œuvres étant une ouverture vers l’évasion, le rêve et une lumière transcendée par la force du noir. De belles visions, dont j’adore les paysages épurés, et des évocations, pleines de profondeur, parfois d’humour. Chacune de ses gravures, quelque part, interpelle. Et l’artiste de préciser que la phase de préparation de la plaque, le berçage, cette période d’abnégation qui pourrait être fastidieuse, ne l’est pas, devenant un temps nécessaire de maturation de son idée de base. Lors d’une rencontre à Meulan en Yvelines, en 2019, Manuel Jumeau avait dit : « Graver, c’est donner de la lumière à la vie, c’est faire jaillir l’idée du fond de son âme ». Puis évoquant sa technique, dans le catalogue d’exposition : « La manière noire est pour moi l’expression de l’espérance de la lumière qui est au fond de nous ».
Nadejda. Pour Nadia Menier, dite Nadejda (espérance en russe), les principales sources d’inspiration, ressenties en coups de cœur, sont les mondes du vivant. Une recherche visant à établir un lien entre le visible et l’invisible. « C’est le mystère caché des êtres et des choses, qui m’intéresse », dit-elle, invitant le spectateur à la découverte de ses œuvres réalisées en manière noire. Une démarche créative où il lui faut apprivoiser le temps, – car réaliser un cuivre lui demande deux à trois mois -, et qui, au travers de phases ponctuées de tirages d’état -, va évoluer. Elle précise : « J’aime qu’une image en amène une autre, de partir du noir, de voir ce mystère qui va se dégager au fur et à mesure, le résultat n’étant jamais ce qu’on a prévu. C’est l’image qui va dicter sa loi, sa personnalité. À moi de voir si je vais me laisser faire ou s’il me faut composer ». D’où des appels à la pointe sèche ou à l’eau-forte, ajoutant : « L’idée de superposition de cuivres est très présente dans mon travail ». Au final, une superbe ode à la nature, et où le visage humain est révélateur des pensées qui l’habitent, et interroge.
Pierre Vaquez est un artiste singulier, pas tant parce qu’il excelle, par sa maîtrise du mezzotinte, au rendu parfait du noir, dans sa douceur, et dans les contrastes enchâssés de beaux clairs obscurs, mais par des mises en scène picturales originales nées d’un univers graphique fantastique qui semble nourri, dit-on, de cinéma muet et de bande dessinée. Son œuvre gravé, évocateur de visions étonnantes, souvent teintées d’humour, en est témoignage vibrant. C’est également ainsi, à partir de manières noires, qu’il a réalisé les illustrations de plusieurs albums pour la jeunesse, dont « Aspergus et moi », écrit par l’excellent Didier Lévy (Éditions Sarbacane). Une gageure esthétique pour des ouvrages destinés aux jeunes, lesquels sont friands de couleurs. Ce livre a été récompensé par le prix Landerneau 2018, ce n’est pas peu dire ! Comme il fut écrit à ce propos sur Francetvinfo.fr/ culture, le 14 mars 2018, – et cela s’applique aux cinq graveurs de la sélection – : « Pierre Vaquez démontre que du noir, avec ses multiples nuances, peut jaillir la lumière. »
Et la lumière, au travers de l’excellence mezzotintiste des auteurs de ces « Drôles de manières », ne peut en effet que surgir, et rayonner ! Et c’est beaucoup plus qu’une impression, car c’est l’essence même du procédé quant il est bien utilisé comme ici ! Quelle belle initiative que cette manifestation, dont on ne peut que souhaiter la création d’autres opus tout aussi remarquables !
Gérard Robin
Nota bene : Cette exposition propose deux matinées spéciales, à 15h30, pour en découvrir plus. Une Conférence et démonstration le samedi 14 octobre 2023 et une visite guidée le samedi 21 octobre 2023.