Le chat à Barbizon

Galerie “L’Angélus”
34 Grande Rue 77630 Barbizon
jusqu’au 18 Juin 2023

Le Festival de l’Histoire de l’Art, mis en œuvre par la ville et le château de Fontainebleau sous l’égide du Ministère de la Culture, avait pour thème de sa douzième édition : le “climat”. Et cette année, un pays invité : la Belgique. Rappelons, au travers de l’éditorial du dossier de presse de la ministre Rima Abdul Malak, que : « L’histoire de l’art n’est pas une discipline réservée à quelques-uns. Grâce au festival de l’Histoire de l’Art, qui attire un public toujours plus nombreux et diversifié, elle apparaît comme un vecteur de connaissance, d’émancipation, d’ouverture et de plaisir, destinée à tous. Elle est aussi une porte ouverte sur d’autres cultures, d’autres époques et d’autres imaginaires. Elle invite à se fondre dans le regard des autres sur le monde, et offre la chance folle de la rencontre avec des chercheurs et chercheuses de toutes générations, des artistes, des architectes, toutes et tous absolument attachés à transmettre leurs savoirs et leur passion. » Parmi les partenaires du Festival, la Galerie “L’Angélus”, à Barbizon. Avec un invité belge prestigieux : Geluck. Quoi de mieux, dans le constat et les conséquences du réchauffement climatique en cours, que faire appel à la fraîcheur des mots de cet artiste inimitable, car pleins de traits d’esprits, qui emplissent les bulles accompagnant, en particulier, les dessins de son personnage emblématique, “Le Chat” .

« Les hôtels 5 étoiles », sérigraphie – 92×70 cm (Cl. Gérard Robin)

N’aurait-il pas dit, se référant aux interventions de son interprète félin : “Je suis écolo, je recycle mes blagues”. Dans la brochure de présentation de l’artiste, on peut lire : « Philippe Geluck, à travers son talent et son engagement, incarne l’idée que l’art peut être à la fois un moyen d’expression et un outil de changement, nous invitant à réfléchir, à rire et à agir ». Un humour nomade qui, bien sûr, ne se cantonne pas à l’écologie et n’épargne pas les comportements humains, et qui va jusqu’à faire halte dans le domaine de l’art. Que dire d’autre ? Sinon préciser son mode d’expression favori : un graphisme simple mais abouti, avec des paroles d’une concision extrême pour faire mouche et créer le choc.

Il se trouve que pour diffuser et partager ses messages, liés à des sujets des plus sensibles, Geluck a choisi l’estampe pour leur diffusion, au travers d’une manière qui correspond parfaitement à ses images lorsqu’elles sont mises en couleurs : celle du pochoir sérigraphique. Si “Le Chat” est jusqu’au 18 juin parmi nous à Barbizon, faute de son maître, c’est David Gillet, représentant et ami de Philippe Geluck, qui l’accompagna lors du vernissage et nous fit connaître l’univers de l’artiste et ses œuvres.

Quelques œuvres exposées (Cl. Gérard Robin)

À part quelques dessins originaux et des « digigraphies”, la plupart des œuvres sont des sérigraphies : de la belle ouvrage, car réalisées sur Arches BFK Rives d’une manière artisanale, dans un atelier d’art de Bruxelles : “L’Atelier Vertical” ; des éditions de qualité, nécessitant pour certaines jusqu’à douze passages, selon le nombre de couleurs. L’ensemble est accompagné de statuettes en résine d’édition limitée et toutes dans le même esprit.

Ce fut donc à la galerie “L’Angélus”, tout juste devant le “Musée Millet”, de l’autre côté de la Grande Rue, une découverte haute en couleurs que nous proposèrent les organisateurs, Hiam et Bachar Farhat, des galeristes qui savent recevoir, et dont on sait l’attrait pour la belle estampe. Ainsi, du XIXe au XXIe siècle, se côtoient en cimaises (dans trois espaces différents) des signatures comme : Corot, Daubigny, Marquet, Millet, Pissarro, Rousseau ; puis Buffet, Cocteau, Combas, Saint-Phalle, Hartung, Miró, Picasso, Zao Wou-ki ; enfin, Braun, Clauteaux, Houtin, Lodge, Mathieux-Marie, Meguminets, Seyedin, Sirot, Watanabe (Mikio).

Une destination séduisante à l’orée de la belle forêt bellifontaine.

Gérard Robin

Degas en noir et blanc

« Degas en noir et Blanc »
BnF siteRichelieu
galerie Mansart – galerie Pigott
jusqu’au 3 septembre 2023

C’est une exposition d’envergure que la BnF nous invite à découvrir pendant tout l’été. L’ensemble des techniques utilisées par Degas au cours de sa carrière sont représentées ici : dessins à la mine de plomb, au crayon, au fusain, estampes (gravures, lithographies et monotypes), photographies, mais aussi une peinture et une sculpture. Deux monotypes inédits, récemment acquis par la BnF, sont révélés au public de même qu’une sélection de carnets de dessins rarement présentés. Des prêts prestigieux d’institutions françaises et étrangères complètent cet ensemble.

Si vous êtes à la recherche de sensations très proustiennes, cette exposition est faite pour vous. Certes, ce n’est pas un petit pan de mur jaune* qui vous fera vibrer puisque les commissaires ont choisi de réunir des œuvres presque exclusivement en noir et blanc. Pourtant, la sensation qui vous envahit devant le détail d’une œuvre d’exception et vous force à réévaluer les choix esthétiques d’une vie est bien au rendez-vous.

Vous êtes très vite happé par les estampes, des pièces exceptionnelles qui se suffisent à elles-mêmes et qui mériteraient le déplacement pour chacune d’elle en dehors de toute mise en lumière particulière. L’intimité du lieu incite d’abord à se plonger dans le moindre détail : une femme vue de trois quarts, dont le visage presque ingrat laisse apparaître, dans un cadrage inhabituel une ligne de cou, la naissance d’une épaule, d’une sensualité, d’une féminité et d’une douceur en décalage avec son visage à la limite de la caricature, que Degas maîtrise aussi très bien. Un peu plus loin vous êtes arrêté par le cou et le crâne d’un homme, de dos, la chevelure clairsemée gravée avec une extrême finesse, un luxe de précision que permet la pointe sèche. Vous voyez presque la sueur coller ses cheveux et le parfum d’eau de Cologne n’est pas loin. L’homme parle à une jeune femme délicieuse au milieu d’autres hommes, scène de soirée parisienne classique chez Degas. Tout semble très vite dessiné, sauf ce cou grassouillet, l’œil finit ici, et s’y noie, comme si le sujet de l’œuvre était finalement juste là. Il y a évidemment un contenu sociologique chez Degas, observateur sans fard ni jugement d’une bourgeoisie qui trompe son ennui en soirées festives et en joyeuse compagnie, mais la maîtrise et la créativité de son art gravé sont telles qu’on finit par oublier l’intérêt du propos pour se plonger dans la richesse de son processus technique et de ses choix.

La qualité de l’accrochage vous permet de voir l’étendue des capacités de Degas graveur. Il peut passer d’une finesse absolue de hachures légères à la pointe sèche dans les visages ou le détail d’un corps, à la force des taches d’encre librement étalées sur la matrice dans ses monotypes. Il maîtrise les gris subtils qu’il fait monter dans les aquatintes et eaux-fortes où l’obscurité s’installe par étape, pour libérer quelques éclats de lumière nocturne.

« Au pied d’un arbre » (vers 1877-1880),
monotype à l’encre noire avec léger rehaut de pastel bleu
(acquisition récente de la BnF)

La première partie de l’exposition montre les influences de Degas graveur, ses emprunts à Rembrandt et aux maîtres anciens dans sa jeunesse, lorsqu’il obtint l’autorisation de copier leurs œuvres au musée du Louvre et au cabinet des Estampes de la Bibliothèque impériale. La construction de ses procédés techniques nous est dévoilée de manière très lisible, avec un accrochage chronologique et un choix de pièces par séries qui nous fait entrer dans ses processus d’apprentissage, de compréhension et de réflexion.

Degas va intégrer ces différentes techniques pour finalement les dépasser, les combiner, les réinventer sans cesse, et les mettre au service d’une créativité technique juste et précise, rapide, laissant la « cuisine d’atelier » orchestrer l’ensemble jusqu’à pratiquer un art de la synthèse au service de l’émotion, en un premier temps, mais aussi et surtout de l’invention. Dans plusieurs séries d’œuvres, il ouvre délibérément les portes de territoires inexplorés. Grâce à une recherche en marge de ses amis impressionnistes il trouve ce qui allait servir à d’autres pour poser les fondements de l’art moderne. Il y a déjà du Matisse dans quelques monotypes, des contours épais et plats, un glissement vers le motif. Le monotype, qu’aimait particulièrement Degas, permet une recherche très ouverte entre les techniques de gravure et la peinture : nous voyons ici des allers et retours constant du trait de graveur à la tache et au geste du peintre. Nous pouvons imaginer des plaques plus ou moins dessinées qui se couvrent petit à petit de taches, frottées, puis regrattées, le geste se fait plus rapide, jusqu’à l’épuisement des plaques, tirage après tirage. D’un état à l’autre, l’œuvre se réinvente jusqu’à atteindre un presque-noir qui convient à ses sujets de nuits parisiennes où, au-delà de la lumière artificielle des soirées, tout finit par se confondre dans ces strates d’encres où circule la part d’ombre d’un monde dont il se fait le témoin.

« Femme nue debout à sa toilette » (1891-1892),
lithographie de report d’un monotype, 1er état – BnF

Ses cadrages, enfin, sont d’une modernité surprenante. La photographie, qu’il pratiquait aussi beaucoup en 1895 dans son cercle d’amis, dialogue ici avec les impressions, ces procédés se répondent et se nourrissent. Les fumées d’usines (1877-1879) n’ont rien à envier aux œuvres contemporaines tant leur cadrage semble neuf. Ce monotype est un bijou de justesse réaliste obtenue par des procédés et une manière de penser qui en font un chef-d’œuvre de l’art abstrait. Certes, le sujet est parfaitement lisible, mais l’approche est d’un minimalisme radical : quelques taches subtiles de gris fondues les unes dans les autres et une minuscule tache noire. Degas fait circuler le regard dans un mouvement ascendant/descendant coupé net par un cadrage serré, avant de finir par le fixer sur le haut d’une cheminée d’usine faite d’une tache noire qui se fond en un point dans le gris des fumées. De quoi laisser pensif lorsque l’on sait que plus tard, une guerre sans merci entre figuratifs et abstraits aura lieu à force de théorisation excessive.

« Fumées d’usines » (vers 1877-1879), monotype à l’encre noire,
New-York, the Metropolitan Museum of Art

Une fois le plaisir passé dans la contemplation de chaque œuvre, le travail des commissaires agit : le choix des pièces et le dialogue instauré entre elles nous donnent quelques pistes pour comprendre comment Degas a construit son processus créatif et à quel moment il dépasse la maîtrise technique pour tenter d’innover dans une synthèse et une liberté de choix qui le mènent vers des territoires inexplorés jusqu’alors. Ici, on voit que Degas ne se cherchait pas un style. Cet ensemble d’œuvres donne plutôt l’impression que ce qui l’intéressait vraiment, c’était de révéler avec justesse ses impressions sur l’époque en allant au bout de ce que les procédés techniques pouvaient lui fournir comme outils pour construire un vocabulaire en perpétuelle évolution.

Cette très belle exposition vous fera vivre une expérience jubilatoire et sensible. Elle s’adresse autant aux professionnels qu’aux amateurs qui trouveront ici une façon de comprendre, au-delà du dessin, toute les possibilités que permettent les procédés d’impression et de reproduction pour nourrir une recherche personnelle. Le choix du noir et blanc radicalise la démarche, permettant de s’attacher à l’essentiel en s’autorisant toutes les libertés. En comparaison de ce large choix d’œuvres sur papier, l’unique peinture à l’huile sur toile de Degas présentée ici semble encombrée de choses superflues. Cela peut vous donner une idée de la qualité de ces œuvres qui, si elles sont les traces d’une recherche permanente, n’en demeurent pas moins de réels petits chefs d’œuvre. Picasso, collectionneur des monotypes de Degas, ne s’y était pas trompé. Cette exposition nous permet de mieux comprendre l’évolution d’une passion qui fit affirmer à Degas: « Si j’avais à refaire ma vie, je ne ferais que du noir et blanc. »

Christel Valentin

* En référence à l’œuvre de Johannes Vermeer, Vue de Delft, dont Marcel Proust projette la réflexion sur les autres arts, à l’instar de l’écrivain Bergotte dans le volume 5 de « À la recherche du temps perdu ». Celui-ci, à la vue « d’un petit pan de mur jaune », juste avant de mourir sur la banquette en face du tableau s’écrie: « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. »

 

 

Rencontre de graveurs

Abbaye de Trizay (Cl. Gérard Robin)

Quatrième biennale de gravure
du 16 mai au 4 septembre 2023
Abbaye de Trizay (17250)

Dans un cadre champêtre bordé de bois et à l’écart du bourg de Trizay, en Charente Maritime, les ruines de l’ancien prieuré bénédictin “Saint-Jean l’Évangéliste” brillent de lumière sous un ciel presque sans nuage. C’est l’abbaye de Trizay. Dévasté lors de la guerre de Cent Ans et des guerres de Religion, de la guerre de Vendée, il fut vendu lors de la Révolution pour devenir une ferme. Classé Monument historique en 1920, la commune l’acheta en 1989 pour le restaurer et le transformer en 2003 en centre d’art contemporain.

Des œuvres modernes établissent une arche virtuelle entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe, époque de la construction du prieuré, et la période contemporaine. Deux sculptures, “La Source” de Georges Charpentier et le grand cheval “Equi-libre” d’André Bemant, sont posées sur une esplanade vis-à-vis des bâtiments monastiques et de l’impressionnant chevet, vestige d’une grande église romane de plan octogonal ; celui-ci est orné, pour l’abside, de vitraux de Richard Texier, réalisés par le maître-verrier Gilles de Rousvoal, et, pour les deux absidioles qui l’encadrent, de vitraux du père Kim En Joong. Des œuvres superbes qui établissent avec bonheur le lien entre aujourd’hui et le passé.

C’est là donc un véritable écrin culturel pour accueillir l’art actuel, dans des manifestations qui, au regard de celles diverses passées, sont de haut niveau. Ce soir du 16 mai 2023 et jusqu’au 4 septembre, c’est l’estampe qui est à l’honneur, pour une quatrième biennale de gravure, intitulée : « Rencontre de graveurs ». À droite du chevet de l’église priorale et de la salle du chapitre, avec ses arcs polylobés et ses croisées d’ogives du XIIIe siècle, un étroit escalier de pierre monte aux dortoirs des moines, qui ont été transformés en salles d’exposition.

Huit graveurs sont en cimaises, offrant aux visiteurs près de 94 estampes. Un public particulièrement nombreux, invité par le sympathique commissaire de l’exposition, Cédric Neau, artiste et professeur de gravure à l’école d’art plastique de Niort, fut accueilli par les personnalités locales : principalement Stanislas Caillaud, le maire de Trizay ; Véronique Bergonzoni, directrice de l’abbaye et du centre d’art contemporain ; Dominique Daviaud, président de l’association de l’abbaye de Trizay, en charge de l’organisation des événements et enfin par les artistes exposés, dont deux des trois artistes femmes présentes en cimaise étaient malheureusement décédées, après leur accord de participation.

La présentation de l’exposition.
De gauche à droite : Cédric Neau, Dominique Daviaud, Véronique Bergonzoni et Stanislas Caillaud. (Cl. Gérard Robin)

Et Véronique, en particulier, d’exprimer sa vision de la gravure et de l’estampe : « C’est un travail d’une technicité extraordinaire et d’une richesse infinie de conception […], de création graphique. Et là, ce soir, on voit bien toutes les techniques qui ont été utilisées […], et l’infini des possibilités de représenter l’inspiration… Voilà ce qui nous transcende à chaque fois. Et moi, c’est une technique que j’adore ! » Une démarche qui vise certes à la valorisation des lieux, mais qui est aussi celle de la diffusion culturelle de qualité en milieu rural, avec, pour les artistes invités, une ouverture sur un public qui ne fréquente pas forcément les grands centres urbains et leurs institutions culturelles. Une action locale qui vise aussi, sous la houlette de Cédric, à la sensibilisation des scolaires d’une commune voisine, Les Essards (classes CM1 et CM2) avec plusieurs interventions en juin, à l’école et à l’abbaye, où un mur leur est d’ailleurs réservé pour exposer leurs travaux (des gravures sur support Tetra Pak).

La première salle de l’espace présente une petite presse François Defaye, — gracieusement prêtée pour la durée de l’exposition par l’association “Au Fil de la Taille-douce” —, et avec laquelle seront faites des démonstrations au public, par Cédric et par des spécialistes de l’art comme le couple Joffrion, de Niort, qui fait partie des exposants.

Quant à l’exposition, Cédric la définit ainsi : « La spécificité de cette biennale, c’est vraiment d’exposer de la gravure, à proprement parler, et je voulais montrer toute la diversité et la richesse qu’il y a à la fois dans les techniques et aussi dans les différentes approches, les univers de chaque artiste… Et voilà, j’espère qu’on aura fait bonne “impression”. »

Comment ne pas l’être, avec des artistes comme :

Dominique Berteletti (1956-2021), qui se disait obsédée par le motif et la répétition, abordant les diverses techniques de l’estampe (sérigraphie, lithographie, gravure), mais où le geste de peintre suggère agréablement les émotions, et qui « joue de la fluidité du motif en utilisant le multiple de façon combinatoire — superpositions, décalages, inversions, mixage de motifs voire de techniques, — obtenant la plupart du temps des tirages uniques. »

Max Boisrobert, formé au burin avec Catherine Gillet, et pour qui « graver est un plaisir sensuel de lever sans violence le copeau de cuivre poussé par l’étrave du burin ; il s’enroule lentement sur lui-même, révélant en silence ce qui se dissimule sous la surface du métal : l’inattendu, les silhouettes, les objets familiers, les paysages. » Accompagnant les belles évocations mythologiques des douze travaux d’Hercule, quatre burins m’ont accroché, “Temps suspendus”, “… incertains”, “… obscurs” et “… sauvages”, qui ne sont pas sans exprimer « la sombre incertitude des temps présents »

Guy Braun, qui propose un florilège de gravures de teintes dites “cinématogravures”, des évocations filmées, en noir et blanc où transparaît l’univers gravé. Cela en référence au cinéma expressionniste d’un Fritz Lang, dans “Métropolis”, où « chaque plan est pensé comme une œuvre », ou encore à des réalisateurs comme Ingmar Bergman, où dans “Le Septième sceau” il songe à Dürer et, dans “La Nuit des forains”, il pense à Callot… L’important pour lui est de traduire une atmosphère, de saisir l’instant fugace d’un mouvement ou d‘une attitude qui révèle une présence, une existence.

Michèle Joffrion, dont la gravure en mezzotinto, non figurative, est une expression sensuelle qui sourd de son imaginaire, vibratoire, source d’émotions. N’écrit-elle pas : « Le noir est pour moi un espace infini… une respiration… une libération. Confidentiel quand la lumière naît. Révélateur quand les transparences jouent. La manière noire m’accompagne comme un espace de vie ».

Pour le spectateur que je suis, cette lumière de Michèle, qui naît du noir et qui rayonne, qui semble venir de la nuit de l’espace, ne serait-elle pas aussi en harmonie, ici dans ce cadre hier de spiritualité, avec les vitraux du chevet de l’église ? Ceux des absidioles, sans coupe de verre ni donc réseau de plomb, car peints par Kim En Jong — c’est l’originalité de son procédé — avec une peinture à base d’émaux : le miracle est qu’après plusieurs cuissons le vitrail prend transparence et luminosité, son bleu, en particulier, étant une « invitation à l’infini et à l’immatérialité ». Ce qui est en accord avec les vitraux de l’abside, imaginés par Richard Texier, dits « d’inspiration cosmologique ». Il y a, me semble-t-il, de cela dans la gravure de Michèle.

La presse Defaye en attente… (Cl. Gérard Robin)

Raoul Lazar, qui a exploré les diverses facettes de la gravure, mais qui s’attache aujourd’hui, après la découverte de l’art cycladique (Cyclades, Mer Égée, 3 000 Av. J.-C.), donc d’une sculpture épurée et simple qui « s’exprime d’une manière très élémentaire et sans artifice, mais avec force », et a choisi la forme anthropomorphe, avec ses rondeurs, pour créer ses visuels, à l’aide de contreplaqués découpés et encrés. Et d’ajouter : « Les actions de déplacement, les superpositions, les retournements vont se développer et alimenter le travail et mon imaginaire. »

Anne Mounic (1955-2022), femme de lettres avant tout, mais qui s’est réservé un temps plasticien pour accompagner d’images son écriture et mieux faire partager la vibration de ses impressions et émotions nomades, au moyen du pinceau pour la couleur des fleurs ou de la pointe, pour des nus en esquisses nerveuses, et quelques têtes de chats. Un choix de la technique qui « explique la démarche opiniâtre et résolue de son geste. Le trait est vigoureux puisqu’il s’agit d’arracher sans violence la ligne qui se cache dans les profondeurs du métal ».

Rem (alias de Rémy Joffrion), au regard affûté et fidèle au trait de burin, cet outil simple, mais extrêmement exigeant dans sa préparation et son usage. Le copeau qui s’échappe du métal laissera place à l’encre et dessine ses visions, pour lesquelles il n’hésite pas, parfois, à les agrémenter de teinte, pour accroitre les effets de sa pensée. Sa gravure est preuve de sa personnalité, teintée parfois de légèreté, souvent d’humour, toujours de volonté de partage. « Cartographier sur le cuivre les méandres de son imaginaire, c’est écrire sa Carte du Tendre, tendre vers la difficile transcription de ses émotions et les offrir en partage au regard d’autrui, dans cette société en déshérence, en quête d’humanité. Le burin qui trace son incision en secret du regard, de l’inspiration, conforte le graveur dans sa bulle créatrice. »

Nicolas Terrasson, créateur d’un univers fictionnel, qui se veut à la fois ironique et poétique, oscillant entre abstraction et figuration, et né d’un parcours allant d’études scientifiques aux arts plastiques, avec la recherche d’un nouveau langage d’exploration, visant à l’interprétation et à la compréhension du monde… Ainsi les eaux-fortes en cimaises où le vernis est griffé par une pointe mue par commande numérique, et où l’artiste « revisite l’imaginaire du cyborg, en écho à notre société de plus en plus artificialisée. »

Huit artistes qui montrent, au travers du geste original de chacun et chacune, que la gravure, née il y a plusieurs siècles, est un support contemporain de haute tenue, qui s’adapte à la pensée, celle d’hier et d’aujourd’hui,… comme il en sera de celle de demain.

Pour conclure sur cette belle manifestation, qui marque la Fête de l’Estampe et qui perdurera durant près de trois mois et demi, j’ajouterai un commentaire de Guy Braun, président de la section Gravure des Artistes Français, faite lors du vernissage : « Je dirais, puisque je m’occupe aussi d’autres salons, que, à chaque fois qu’il y a une exposition de gravure, il y a différentes sensibilités qui se rencontrent, mais qui ne se heurtent jamais. C’est ça qui est assez intéressant et que l’on trouve moins facilement dans d’autres mediums d’expression. Et on sent qu’il y a toujours des échanges entre les graveurs, une espèce de communauté de gens qui apprécient la même démarche. Voilà, c’est pour ça que c’est toujours plaisant de voir plusieurs graveurs ensemble. »

C’est aussi cela qui fait, pour celui qui entre en gravure, le charme de cet art particulier. En clôture du vernissage, le verre de l’amitié permit, au sein de la haute salle à croisée d’ogives qui servait de réfectoire aux moines, sous des voûtains portant les vestiges peints de fresques du XVe siècle, d’accueillir public et personnalités, favorisant les échanges avec les artistes (et, pour les disparus, leurs représentants). Merci à Véronique Bergonzoni et à son équipe de l’abbaye de Trizay d’offrir, à tous ceux venant visiter l’abbaye, un bonheur en plus, qui est, dit-elle pour conclure, « un régal et un plaisir des yeux » : la gravure.

Gérard Robin