Affinités

Le vestibule de l’exposition avec Kim Eok et Jana Lottenburger
(Cl. Claude Bureau
)

« Affinités-Rencontre de Gyeol »
Exposition de xylographies contemporaines
Centre culturel coréen
20 rue de la Boétie 75008 Paris
14 avril au 29 juin 2022

Si la xylographie est aux origines de l’estampe – impression sur une feuille de papier des reliefs d’une planche en bois gravée – et si elle connut son apogée avec les images des ouvrages de l’imprimerie typographique, elle connaît maintenant un regain d’usage parmi les artistes d’aujourd’hui grâce à ses qualités expressives particulières. Cette magnifique exposition au nouveau Centre culturel coréen en porte témoignage. Encore faut-il bien préciser la chose. Dans cet usage artistique, la matière de la matrice – le bois, sa texture, ses nervures ou ses veines, joue un rôle dans le rendu de l’image qu’il serait vain d’ignorer tant de la part du graveur que de la part du spectateur. Les matrices en bois debout de naguère – c’est-à-dire tranchées transversalement au tronc de l’arbre, comme le poirier ou le buis – sont devenues introuvables quoique parfois choisies dans d’autres essences en découpe brute pour leur effet artistique1. Mais la plupart des artistes xylographes contemporains doivent se contenter de ce qui reste disponible en bois ou de ses dérivés actuels : soit des planches en bois de fil – c’est-à-dire sciées longitudinalement au tronc d’arbre, planches que tout le monde connaît en différentes essences – ; soit des plaques de bois de fil déroulées contreplaquées les unes aux autres ; soit des plaques de linoleum composées de poudre de bois, d’huile de lin, de gomme arabique et de colorants ; soit des plaques de medium, beaucoup plus dense et rigide, composées de poudre de bois et de colles synthétiques particulièrement abrasives pour le tranchant des gouges et des outils.

Chacune de ces matières à graver possèdent ses propres vertus expressives. La planche de bois de fil ou celle de contreplaqué peuvent laisser transparaître à l’impression de l’épreuve les veines ou nervures du bois et nuancer de dégradés l’aplat des encres. La douceur du linoleum met en valeur des traits langoureux ou suaves sur la profondeur de denses et noirs aplats. Le medium plus dur contrebalance par des tailles plus sèches et nerveuses les noirs épargnés. Tous ces rendus possibles, jusqu’à des embossages du papier laissé vierge2, sont bien présents dans toutes les œuvres présentées ici dans leur diversité d’inspiration et d’exécution.

L’exposition occupe les six salles du deuxième étage de ce tout neuf Centre culturel coréen parisien. Le sobre accrochage mis en place et bien éclairé met en valeur les estampes telles qu’elles sortent de la presse. Ainsi ne subissent-elles ni le poids d’encadrements superflus ni de glaciales plaques de verre. Le grain des papiers chante chaleureusement sous la lumière. Les œuvres choisies ont été réunies sur trois thèmes : l’humain, la nature et la ville par les commissaires dont la principale Kim Myoung Nam. Cependant l’étrange et discrète place des cartels oblige-t-elle pour leur lecture à accomplir de nombreuses génuflexions, en signe de déférence aux œuvres présentées peut-être. Les travaux des artistes coréens impressionnent par leurs grandes dimensions et leur présentation souvent spectaculaire où se mêlent le papier, l’encre et bien d’autres choses mystérieuses.

La salle avec An Jeong Min et Min Kyeong Ah (Cl. Claude Bureau)

Dans le vestibule de l’exposition dominent sept grands kakemonos supportant en noir et blanc – couleurs d’ailleurs dominantes de toute l’exposition – de minutieux paysages de montagne de Kim Eok, artiste que l’on retrouve dans la dernière salle avec un immense panorama côtier déroulé et suspendu au plafond avec ses oiseaux marins, ses parcs à huîtres et ses bateaux de pêche. Sur le sol du vestibule s’affirme en contrepoint une installation de tétraèdres de dimensions variés de Jana Lottenburger. Dans la dernière salle, traités à la façon des années trente en forts contrastes, des sujets figuratifs rappellent la partition de la Corée : « Jeju 4.3 Requiem » de Hong Seon Wung, entre autres. Dans une autre salle, An Jeong Min défie le regard et la surface du mur avec imprimé sur une feuille de silicone brillante et jaspée : « Height-width-depth-ocean-print4 » où bouillonne en noir mat sa planche gravée. Un panneau est consacré aux linogravures dont celles de Min Kyeong Ah qu’elle a pour « Ongoing super » assemblées en un immense éventail circulaire, comme son collègue Kang Haeng Bok qui dans la grande salle a constitué avec des fils et des popups une haute stèle verticale : « Whaeon-A ».

Les artistes français invités ont quant à eux joué de partitions plus modestes quant à leurs dimensions, quoique. Anne Paulus montre dans « Higashimyo II » un morceau d’une sorte de tissu érodé par le temps et percé d’une multitude de trous. Jean Lodge, avec des encres verdâtres et brunes imprimées sur un patchwork vertical de vieux papiers rapiécés, dans « Immigrants II » au travers des veines du bois, fait apparaître une foule de visages indécis et épuisés. Les trois petites Madones de la série « Double vue » d’Alain Cazalis emmêlent xylographie, linogravure et collages de papier récupérés. Beaucoup plus surprenant, dans la grande salle, sont les deux très grands « Ex-nihilo » de Catherine Gillet qui abandonne là pour la première fois le burin et le cuivre. Malgré ce changement de matière et de taille, on y reconnaît sa manière expressive si personnelle et si méditative mais comme inversée dans ses reliefs et où dans ses très sombres aplats noirs sourdent les veinules du bois déroulé de la plaque gravée.

La grande salle avec Catherine Gillet (Cl. Claude Bureau)

Une exposition qu’il ne faut pas manquer de visiter tant par la qualité des travaux présentés que par la beauté architecturale du lieu qui les accueille. Un catalogue trilingue est édité pour l’occasion. La version papier semble épuisée mais sa version informatique, où on pourra lire avec profit les études de Philippe Piguet et de Kho Chung Hwan, est téléchargeable sur le site Internet du Centre culturel coréen de Paris

Claude Bureau

1Dans les vitrines de l’exposition sont présentées quelques tranches en bois gravées et leurs estampes ainsi que des planches rectangulaires d’une essence de bois très dense avec deux curieuses poignées ajoutées sans doute pour leurs manipulations ultérieures.
2Ainsi en ont décidé Kim Myoung Nam et Mickaël Faure dans leur œuvre à deux mains ; « À ceux-là ».

La gravure en marche

Espace 1 – exposition (CL. Maïté Arnaudet-Robin)

25 mai 2022. Nous voici au Quai de l’Estampe, un collectif d’artistes né en février 2017 à la Rochelle. La dénomination pourrait laisser penser que l’association se trouvait en bordure du port. En fait, elle se situait au centre-ville, le nom affichant une volonté d’ouvrir la gravure vers un horizon d’aventures et de rencontres des plus vastes… Un lieu d’accueil, prestigieux : en l’occurrence la Tour Saint-Barthélemy, ancien clocher d’église accolé au chevet de la cathédrale Saint-Louis, mis à disposition par le Centre des monuments nationaux. Depuis 2018, la Fête de l’Estampe y était honorée, les membres du groupe présentant alors leurs travaux. Mais le temps qui passe touche autant le corps du vivant que la pierre d’un bâtiment. Des mesures de sécurité s’imposaient, incitant les monuments nationaux à une entière restauration de l’édifice, et, par voie de conséquences, d’un départ nécessaire pour libérer les lieux… Fin septembre 2021 marqua la fermeture !

Voici donc le collectif en transhumance, pour reprendre le symbole du flyer où un graveur prend la route, sa presse sur le dos, pour rejoindre, entre autres destinations, la Médiathèque de Périgny, du 3 mai au 30 juin 2022, dans la campagne rochelaise. Un sympathique établissement qui a offert pour la Fête de l’Estampe deux espaces à l’association. Une manifestation en trois périodes, soit deux accrochages successifs (sans doute pour compenser le manque de surface), entrecoupés d’une installation axée sur la phase d’un thème d’expression collective : “Gravure Poésie”, avec la participation de treize artistes : Alain Barraud (le Président du Quai), Max Boisrobert (dont le burin n’est pas sans rappeler la touche de notre amie Catherine Gillet, son maître en apprentissage), Ariane Boulai, Alain Cazalis, Eva Demarelatrous, Jackie Groisard, Michèle Joffrion, Armelle Magnier, Francine Minvielle, Juliette Planque, Jean-Paul Porchon, Rem et Anne Sarrazin. C’est à cette occasion que j’ai découvert l’exposition et son jeu-concours consistant à faire dialoguer poèmes et estampes avec, pour le ou les gagnants, le choix d’une des gravures.

Espace 1, jeu-concours et exposition (Cl. Gérard Robin)

Passionnante réflexion sur “qui à fait quoi ?”, au travers de la diversité des techniques et de l’expression picturale, sur des textes, – cités au hasard de leur découverte -, de Guillaume Apollinaire à Charles Cros et Arthur Rimbaud, en passant par Pierre Ferran, Tristan Klingsor, Jean Zeboulon et Jacques Prévert, et d’auteurs moins connus mais talentueux, comme Lothaire Magnier ou Rémy Joffrion… Le sonnet d’Olivier de Magny, ce poète du XVIe siècle, interpelle aujourd’hui, sous la linogravure de Jackie Groisard, de même que “L’heure H”, sous le burin de Rem, évocateurs chacun d’une actualité tragique de notre époque.

J’ai pu aussi interroger l’autrice de “Rêverie”, qui a puisé son inspiration dans le poème rimbaldien “Ma bohème” : quel voyage intérieur et quelle exigence pour transcrire un imaginaire qui trouve sa source dans son moi profond ?
Chaque expression des uns et des autres a bien sûr sa singularité, propre à la technique utilisée, mais aussi démonstrative d’une qualité d’analyse et de transcription graphique passionnante. Il reste à imaginer, le jeu du concours étant clos, l’affichage en cimaises de chaque couple poésie-image, afin de pouvoir bien apprécier le travail réalisé. Un regard qui devrait initier l’envie d’acquérir, en fin de salon, un coffret contenant poèmes et gravures correspondantes.

Espace 2 – exposition (Cl. Gérard Robin)

Une présence estampière donc de bonne facture, qui doit séduire, portée aussi par les autres acteurs présents : Raoul Lazar et Juliette Planque, ainsi qu’Anne François, à venir dans la phase suivante. Près de 90 œuvres sur cimaise, riches de diverses “manières”, auxquelles il faut ajouter des vitrines didactiques, présentant les techniques, les outils et des textes explicatifs. Dans l’une d’elles sont exposées plusieurs créations collectives, indicatrices du dynamisme des membres de l’équipe : en 2017, un coffret de six gravures marquant les 500 ans de la “Réforme” (1517) ; en 2018, la présentation de vrais-faux billets de banque originaux ; en 2019, une grande enveloppe “1er jour” évoquant l’incendie qui ravagea en partie l’hôtel de ville de La Rochelle, le 28 juin 2013, et saluant la restauration de l’édifice et sa réouverture, le 6 décembre ; en 2020, un dépliant intitulé “D’encre et d’Orient”, fêtant le bicentenaire de la naissance du peintre et écrivain Eugène Fromentin, natif de La Rochelle et l’un des acteurs majeurs de mouvement de l’Orientalisme ; en 2021, un ensemble de belles gravures en accordéon, illustrant un “Carnaval des animaux” créé pour le bicentenaire de la disparition du compositeur Camille Saint-Saëns et le centenaire de la naissance de Francis Blanche, pour son texte dédié au Carnaval.

Signalons aussi que la manifestation de Périgny est assortie de démonstrations pour les scolaires. Donc une exposition qui marque une jolie escale du Quai de l’Estampe hors la Tour Saint Barthélémy. Avec l’espoir, un jour peut-être, que le collectif puisse y retourner et réinstaller la grande presse taille-douce qui dort quelque part dans le garage de l’un des artistes !

Gérard Robin

Pensée pour Hubert Prouté

Marie-Ange Barbet, « Hubert Prouté »,
peinture acrylique sur médium, 150 x 70 cm, 2005

Notre ami Hubert Prouté est décédé le 21 mars dernier, dans sa centième année. Il a été inhumé le 28 dans le cimetière du petit village de Beaubray, dans l’Eure, où la famille possède une maison. Je dis « notre ami », non seulement parce que les contacts personnels que j’eus avec lui furent toujours amicaux, mais aussi parce qu’il était une des grandes figures du monde qui nous concerne ici plus particulièrement, celui de l’estampe, des graveurs et des collectionneurs.

Cela faisait un moment que son absence était remarquée dans la boutique du 74 rue de Seine, dans le VIe arrondissement de Paris, mondialement célèbre depuis un siècle et demi. En effet, ainsi qu’il le raconte lui-même dans la brève autobiographie qu’il a récemment donnée au Print Quarterly1, la maison Prouté a commencé avec Victor en 1876/1878, qui fut suivi par son fils Paul en 1900. Comme dans les dynasties monarchiques, la longévité est une garantie de succès. Ainsi Paul était-il toujours présent dans les années 70 du siècle dernier (il est décédé en 1981), et son fils Hubert et ses petites-filles pouvaient avoir recours à son savoir et à sa mémoire2.

Hubert avait gardé avec le Département des estampes de la Bibliothèque nationale les excellentes relations qu’avaient entretenues son père avec Jean Adhémar, qui en avait été le conservateur jusqu’en 1976. Paul Prouté et Adhémar avaient, parmi d’autres, une passion commune, l’imagerie populaire. Les Nouvelles de l’estampe, émanation du Comité national de l’estampe, et la Société du Vieux Papier, étaient des points de rencontre. Hubert, et ses filles aujourd’hui, ont persévéré dans cette relation et il n’est pas rare que la maison Prouté signale au Département telle ou telle lacune dans ses collections qui mérite peut-être d’être comblée.

Cl. Julien Martinez Prouté

Hubert était un homme discret et peu expansif, mais son mince sourire laissait entendre qu’il portait sur notre triste monde un regard lucide et désabusé, l’humour étant, avec le goût pour les maîtres de l’estampe, une sorte de consolation. Et surtout la musique, comme je l’ai appris tout récemment. Non seulement il jouait paraît-il fort bien du piano, accompagnant dans les soirées familiales le soprano de son épouse Michèle, mais le couple ne manquait pas un concert, y compris pour écouter de la musique la plus moderne (jazz et rap exceptés, il ne faut rien exagérer).

Son intérêt l’avait d’abord porté vers l’estampe de l’école de Fontainebleau. Il avait même apporté, avec Michèle, une intéressante contribution au catalogue de l’énigmatique Juste de Juste3. Il a également, lors du 425e dîner de la société, régalé les membres du Vieux Papier d’une causerie sur les estampes de Fontainebleau4. Le dernier écrit que je connaisse de lui est la préface rédigée pour le catalogue de l’œuvre de Jean Morin par Jean Mazel, qu’il avait su encourager, détour vers le XVIIe siècle5. Mais son goût était éclectique, puisqu’il aurait aussi aimé dresser le catalogue des estampes de Manet, devancé par Juliet Wilson. Et les amis de la maison, comme disent ses filles, étaient Piranèse, Goya, Appian, entre autres encore, la liste serait longue. On retrouve sa marque et ses goûts dans les nombreux catalogues produits rue de Seine, que les amateurs conservent précieusement dans leur bibliothèque.

Cl. Galerie Paul Prouté

Hubert avait considérablement développé l’aspect international de son métier. Toujours en voyage, jamais fatigué (« Le mot de fatigue, me dit-il un jour, ne fait pas partie du vocabulaire de la maison »). Il s’entendait bien avec la plupart de ses collègues et néanmoins concurrents, et même, oserai-je dire, comme larrons en foire, par exemple agissant dans les ventes à Londres sous le pseudonyme des « frères Bradley » avec son complice Pierre Michel d’heureuse mémoire, marchand sur le quai Saint-Michel.

Avec la disparition d’Hubert Prouté, c’est une banalité de le dire, une bonne partie de l’histoire de l’estampe à Paris s’en va. Fort heureusement, ses deux filles, Annie Martinez-Prouté et Sylvie Tocci-Prouté, continuent en harmonie l’activité du 74 rue de Seine, ne ménageant pas davantage que lui complaisance et efficacité à l’égard des amateurs et des chercheurs. Qu’elles reçoivent ici, ainsi que Michèle leur mère, et leurs enfants (lesquels ne semblent pas, hélas, intéressés par le commerce de l’estampe) l’expression sincère de notre sympathie affectueuse.

Maxime Préaud

1Dans « Memoirs of the Print Trade”, à l’initiative d’Antony Griffiths, Print Quarterly, vol. XXXVIII, 4 (déc. 2021), p. 407-410.
2Il faut lire ou relire, de Paul Prouté, Un vieux marchand de gravures raconte, 137 p. in-8°, publié rue de Seine en 1980, humour garanti et foule de renseignements sur le monde du commerce de l’estampe. Le portrait en frontispice montre une ressemblance frappante entre Paul et Hubert. Paul rappelle que sa grand-mère à lui était « coloriste à la main », c’est-à-dire qu’elle coloriait des estampes à sujet décoratif, la tradition remonte donc fort loin.
3Michèle et Hubert Prouté, « A propos de quelques estampes inédites de l’École de Fontainebleau », dans Hommage au dessin, mélanges offerts à Roselyne Bacou, p. 175-189.
4 Hubert Prouté, « La gravure en France au XVIe siècle : L’École de Fontainebleau », Paris, Le Vieux papier, 1966.
5 Catalogue raisonné de l’œuvre gravé de Jean Morin (env. 1605-1650), Paris, Éd. de la Marquise, 2004.