Paysage et estampe – 14

Le Val de Loing (de Moret à Larchant)

Nous voici quittant Nemours et son château-musée, emportant un souvenir qui nous est cher, pour y être à l’origine avec un grand collectionneur suisse, Gaspard de Marval, celui de la grande exposition de 2012 : “Japon, le corps sublimé”, où, entre autres présentations muséales, Mikio Watanabé mêla ses manières noires aux xylographies des grands maîtres de l’estampe ukiyo-e, comme Kitagawa Utamaro (ca 1753-1806), Katsushika Hokusai (1760-1849), le “Vieux Fou de dessin”, ou Utagawa Hiroshige (1797-1858). Manifestation qui fut, la même année, en symbiose avec un autre grand salon sur la gravure japonaise, sise à l’abbaye royale Notre-Dame de Cercanceaux, sur la commune de Souppes-sur-Loing.

Prenant la route, nous aurions pu faire la rando dite des Trois châteaux, qui, de celui de Fontainebleau, propose de visiter Blandy-les-Tours, une forteresse du XIIIe siècle, et Vaux-le-Vicomte (XVIIe siècle), la demeure du sieur Fouquet, construit par l’architecte Louis Le Vau, décoré par le peintre Charles le Brun, au cœur d’un beau parc imaginé par André Le Nôtre, et où se promena souvent le fabuliste Jean de La Fontaine. Quelle richesse que celle notre région et que la gravure ancienne a superbement mise en images !

Sinon, nous guidant toujours par l’imagerie gravée et selon notre humeur, nous pourrions aller à Provins, où la Tour César domine ses fortifications médiévales qui enserrent d’autres superbes témoignages de son passé, ou encore, plus au sud, rejoindre Château-Landon, plus modeste mais à l’histoire mouvementée, riche de vestiges ici encore classés ou inscrits aux monuments historiques, dont des poternes et le rempart construit d’habitations, qui domine la vallée et la rivière du Fusain, et qui soutient l’ancienne abbaye Saint Séverin ; le nom de César est ici associé à un pont et à un chemin, que prirent près de 60 000 hommes de ses légions pour combattre la révolte gauloise de 52 avant. J.-C…

Nous ferons étape, entre les deux sites évoqués, à Moret-sur-Loing, belle petite cité ancienne où est ancré le souvenir du peintre et graveur anglais Alfred Sisley (1839-1899), né à Paris et décédé ici. Attiré par l’art, il avait été séduit comme beaucoup par la peinture en plein-air, puis par la forêt de Fontainebleau et les villages avoisinants comme Barbizon ou Marlotte. S’il séjourna durant nombre d’années à Louveciennes, Marly-le-Roi ou Sèvres, c’est à partir de 1880 qu’il choisit la région du Val de Loing et s’y fixa.

“Moret-sur-Loing” Arthur Heseltine – Eau-forte (1887) – 19,9 x 26,6 cm
Recueil « Fontainebleau et ses environs »
(Collection particulière, Cl. G. Robin) “Bords du Loing, près de Saint-Mammès”
Alfred Sisley – Lithographie (1896) – 14,2 x 22,0 cm British Museum

Une anecdote du passé s’impose ici. Quelques mois après le 17 août 1661, date à laquelle le surintendant des finances, Nicolas Fouquet, dont la devise était « Usque non ascendam », c’est-à-dire « Jusqu’où ne monterai-je pas ? », avait invité le roi Louis XIV à une fête somptueuse en son château de Vaux-le-Vicomte. Ce fut trop pour ce monarque alors très jeune qui veut affirmer son pouvoir après le décès de Mazarin, conforté en cela par son ministre Colbert. La disgrâce attend Fouquet. Il sera arrêté à Nantes lors des États de Bretagne, le 4 septembre 1661, par un gascon bien connu et ses mousquetaires, un certain… Charles de Batz de Castelmore, dit d’Artagnan. Lequel aurait été chargé plus tard, l’été 1664, de la garde du prévenu dans le donjon de Moret. On sait que l’ex-ministre des finances sera transféré dans plusieurs lieux de détention et, après plusieurs années de procédure, dans la forteresse de Pignerol, dans les Alpes, où il finira sa vie.

Nous évoquerons rapidement Souppes-sur-Loing, non parce qu’elle est le fief de l’abbaye royale Notre-Dame de Cercanceaux et qu’elle soit riche de polissoirs de l’âge de pierre, mais en témoignage de ce qu’elle fut durant quatorze années, de 2006 à 2019, un haut lieu de la gravure, mise à l’honneur lors de son festival Arts en Juin. On lui doit l’accueil, principalement à l’espace culturel Victor Prudhomme, des Rencontres internationales d’estampe contemporaine en Val de Loing. Cela avec pour point d’orgue l’estampe inuit ; sa mémoire est toujours vivace à l’entrée du centre grâce à l’édification par les services techniques de la ville d’un petit inuksuk, hier marque-repère, de forme humaine, pour les chasseurs de la banquise de l’Arctique et, devenu, outre l’emblème du drapeau du Nunavut, un symbole de coopération et de l’esprit humain, mais où, aujourd’hui, la pierre exprime le jaillissement d’un cri à la Edvard Munch, silence minéral assourdissant, alors que la Vie et la Paix sont quelque part en Europe bafoués par la force brute, en tailles tragiques, empreinte de folie !

“Inuksuk 2008” Gérard Robin – Pointe sur rhénalon – 21 x 15 cm

Et retenons que ces salons sur l’estampe ont été marqués, il faut le souligner, par le vif intérêt de deux maires successifs, et le soutien indéfectible d’une adjointe, grande dame de la culture et du social, Annie Villeflose.

Nous terminerons ce voyage en traversant Saint-Pierre-lès-Nemours, – lieu de vie de votre serviteur -, pour prendre la direction de Larchant, par la route ou encore le GR 13, passant une zone forestière puis un grand marais de plus de 110 ha, espace étrange dont le niveau croit et décroit d’une manière cyclique, l’alimentation étant le fait non d’une rivière mais de la nappe phréatique. Le lieu est devenu une réserve naturelle, gérée par une association locale, qui s’attache à sa préservation. Au delà, quelques kilomètres plus loin, c’est notre ami Arthur Heseltine qui va conclure et transcrire sur le métal sa vision du bourg qui barre l’horizon et va nous accueillir, surmonté de la grande tour-clocher de la basilique Saint-Mathurin.

Saint-Mathurin ! La tradition, qui fait naître le saint à Larchant, ce village en extrémité du marais et à l’orée du massif gréseux de la Dame-Jouanne marqué d’abris ornés et pourvu de beaux belvédères, rapporte que celui-ci fut mandé à Rome, alors touché par une épidémie ou des maux divers, et qu’il guérit là-bas nombre de malades, jusqu’à sauver la fille de l’empereur Maximien, Théodora, qui passait pour être folle. Il resta durant trois années dans la cité romaine, cela jusqu’à sa mort, accomplissant de nombreux miracles. Son corps avait été à sa demande ramené dans son village natal. Son tombeau y fut l’objet de nombreux miracles (souvent liés aux cas de folie), tant que la décision fut prise de construire une grande église. Larchant devint alors le lieu d’un important pèlerinage, d’autant qu’il se trouvait non loin d’une des routes menant à Saint-Jacques de Compostelle, et nombre de pèlerins faisaient halte auprès des reliques du saint. Plusieurs rois y vinrent se recueillir, ainsi (source Wikipédia) : Charles IV (1325), Louis XI (1467), Charles VIII (1486), François 1er (1519 et 1541), Henri II (1551), Henri III (1587) et Henri IV (1599).

« Basilique” (21,0 x 27,8 cm) et “Ferme du Chapitre” (20,0 x 26,7 cm)
Arthur Heseltine
Recueil « Fontainebleau et ses environs »
(Collection particulière, Cl. G. Robin)

L’édifice actuel passe pour être un joyau de l’architecture gothique francilienne, avec des dimensions impressionnantes. Incendié en 1568 lors des guerres de religion, mutilé par l’écroulement du pilier nord-ouest de la grande tour-clocher, en 1675, qui entraîna la ruine d’une partie de la nef, le lieu, en partie restauré et fonctionnel, fut classé aux Monuments historiques par Prosper Mérimée (1846). Il a aujourd’hui cette beauté esthétique et intellectuelle des grandes ruines, au travers de l’architecture de pierre, dont la tour blessée qui s’élance vers le ciel sur près de 50 mètres… Sur un éperon du plateau beauceron et en surplomb du golfe de Larchant, la ferme ancienne dite du Chapître apparaît en surplomb du golfe. La bâtisse était dans les temps anciens alimentée en eau par un puits à noria de près de 70 mètres de profondeur ; la force chevaline entrainait un système de poulies à renvoi d’angle, porteur de godets. Le puits et sa margelle, ainsi qu’une grange et un colombier, ont été inscrits aux monuments historiques en mai 1981.

Nous terminerons ici notre voyage dans le Sud 77, sur son 14e épisode, présenté au travers de la vision sensible d’un certain nombre d’artistes stampassins. Puissent les images présentées au cours de cette évocation vous donner, les beaux jours venant et le cœur apaisé par l’évolution politique internationale (on a le droit de rêver), l’envie de visiter cette belle région du Val de Loing et ses environs.

Gérard Robin

Pourquoi « Manifestampe » ?

Le nouveau logo de « Manifestampe – Fédération nationale de l’estampe »

Quand ses fondateurs : Dominique Aliadière, Louis-René Berge, Claude Bureau, Catherine Gillet, Dominique Neyrod, Christian Massonet, Maxime Préaud, Céline Chicha-Castex, Michel Cornu et Bruno Gary Thibeau (artistes-graveurs, collectionneur d’estampes, conservateurs à la BnF, imprimeur taille-doucier et fabricant de presses taille-douce) se réunirent à titre personnel ou en représentant une association en 2003-2004, ils avaient une idée claire de l’objectif à atteindre : regrouper tous les acteurs de l’estampe afin de la promouvoir et de mieux la faire connaître auprès du public et des pouvoirs publics grâce, entre autres, à un site Internet. Ils avaient aussi un rêve : ouvrir une « Maison de l’estampe » comme vitrine de cet art toujours actuel. En juin 2004, après une première assemblée à l’Atelier Gustave, le mouvement vers ces buts était lancé. Mais si l’objectif était clair et le rêve partagé, comment fallait-il nommer ce mouvement ?

La communication moderne accorde une place importante au nom de « marque ». Il faut qu’il soit lisible, aisément mémorisable, facilement prononçable et, si possible, évocateur de la « chose » dénommée ainsi. Pour un site Internet, ce nom, s’il est proche de la « chose » facilite les recherches des internautes et permet un bon référencement automatique chez les moteurs de recherche.

Ce mouvement, en cours de formation, cherchait donc un vocable qui comportât le mot estampe dans sa dénomination. Plusieurs solutions furent inventées. Estampagora n’était pas mal et évoquait bien l’espace commun (et démocratique) recherchée. Estampassion proposée aussi s’éloignait un peu de la « chose » car on peut rassembler tous les passionnés mais rester entre soi, sans penser au public. « Manifestampe » formé par la collision de manifeste et d’estampe fut provisoirement adoptée. Cette dénomination était lisible, mémorisable, prononçable et évocatrice de la « chose ». Quelle notoriété allait-il acquérir auprès des acteurs de l’estampe et du public ce nouveau nom ? Nul ne le savait alors.

Le premier logo de Manifestampe – Fédération nationale de l’estampe

Au fil des années ce provisoire « Manifestampe » pour dénommer le mouvement puis la Fédération nationale de l’estampe fit son chemin parmi les acteurs de l’estampe, auprès des pouvoirs publics et, plus important, parmi le public avec le lancement de la Fête de l’estampe en 2013. Comme l’a si bien écrit Maxime Préaud pour résumer la signification de cette dénomination : « Manifestampe ne veut pas dire pleurnicher à la queue leu leu dans les rues en levant vers le ciel un poing rageur plus ou moins taché d’encre. Manifestampe signifie rendre manifeste, visible, évident comme le soleil, l’art de l’estampe, avec ses beautés et ses richesses trop souvent voilées par les brumes de l’indifférence.»

Quant au rêve d’une « Maison de l’estampe », là aussi bien explicité par Maxime Préaud : « Il y a une Maison du café, une Maison du caviar, une Maison de la truffe, une Maison de ceci, une Maison de cela. Il y a des maisons pour tout… Mais pour l’estampe, rien… Il semble bien pourtant que cet art… ait besoin d’une telle vitrine. Une maison pour la création, avec des ateliers pour la démonstration, l’apprentissage du public. Et une maison pour l’exposition, où puissent cohabiter et se succéder toutes les associations de graveurs aussi bien que les graveurs indépendants, où puissent se rencontrer et manifester leur talent les créateurs, les imprimeurs, les éditeurs, voire les marchands, qui travaillent aujourd’hui en ordre dispersé. »

Cette « Maison de l’estampe » demeure encore aujourd’hui un rêve. Pourtant dans ce but « Manifestampe » n’a pas ménagé ni ses efforts ni son énergie ni ses démarches ni ses dossiers ni l’ouverture d’un local préfiguratif rue Pierre Sémard à Paris de 2016 à 2019. Mais ce rêve s’est heurté parfois à l’indifférence des interlocuteurs de la fédération. Il s’est surtout heurté au mur de l’argent, l’argent nécessaire à la location ou à l’achat et à l’entretien d’un lieu permanent et au paiement d’une équipe de salariés capables de le faire vivre. Gageons qu’à l’avenir, les acteurs de l’estampe rassemblés dans « Manifestampe – Fédération nationale de l’estampe », trouvent parmi eux les ressources nécessaires, suscitent l’appui de mécènes partenaires et le soutien indispensable des pouvoirs publics afin que ce rêve puisse un jour se concrétiser.

Claude Bureau.

Au royaume du Je(u)

Vernissage de l’exposition le 12 mars 2022 (Cl. Charlotte Moritz)

« Délires de livres »
Galerie à l’Écu de France
1 rue Robert Cahen 78220 Viroflay
du 12 mars au 10 avril 2022

Plusieurs semaines durant, les livres sont dans tous leurs états à l’Écu de France. Une étonnante exposition est en effet organisée dans la galerie d’art de Viroflay. Tantôt déchiré, sculpté, malmené, sublimé, imaginé, le livre y est transfiguré sous l’inspiration de créateurs toujours plus imaginatifs pour décloisonner les mots. Des images flottant en l’air, des peintures sur les murs, des formes plastiques lourdement ancrées au sol : une myriade d’œuvres, parmi lesquelles de notables estampes, offre ainsi une occasion toute trouvée pour le spectateur de se laisser aller à une déambulation ludique et introspective : thème de cette nouvelle édition de « Délires de livres », c’est aussi à la propre auscultation de son « je » qu’il pourra procéder en contemplant ces créations aux milles et un visages.

Pour aboutir à l’existence de cette expérience unique, il aura fallu entremêler les productions de plus d’une centaine d’artistes contemporains, originaires du monde entier. Un défi brillamment relevé par l’association Am’Arts, bien loin d’en être à son coup d’essai : l’évènement artistique « Délires de livres » souffle cette année sa quinzième bougie, après avoir déjà exposé plus de 500 créateurs aux quatre coins du globe. Le livre d’artiste, support des inventions de plasticiens se substituant, le temps d’un bouquin tiré à de rares exemplaires, à l’éditeur traditionnel, est ici au centre de cette fête lettrée. De quoi interroger notre rapport aux livres, ses pages et ses usages, en franchissant allègrement la frontière entre littéraire et artistique.

« Jeux des 7 familles » (Cl. Charlotte Moritz)

La profusion d’œuvres, proposée durant le parcours, constituent autant de miroirs tendus au spectateur. Elles peuvent déformer les portraits (« Joue avec moi », Ise), dénoncer un système (« The Human Condition », Mary Kritz), esquisser l’invisible qui nous lie (« La vie ensemble », Sun-Hee Lee). Point ainsi le regard d’artistes soucieux de remettre en perspective les raisons de l’écriture. Un mur de feuillets d’agenda détachés se dresse sur le couloir gauche attenant à l’entrée de la galerie viroflaysienne. Y sont inscrit pêle-mêle des rappels, des horaires de rendez-vous, des réminiscences des actions banales réalisées ce jour-là, à telle heure. Se souvenir et se battre semble définir l’écriture pour l’artiste Anne Billy, qui évoque dans cette architecture de papier, intitulé « Je, Jean-Marc, J’étais », le combat de son père contre la maladie d’Alzheimer. Dans le couloir opposé, « Lianes » de Rosemary Piolais, estampe de belle qualité, figure quant à elle le potentiel imaginaire du livre. Une femme, reflet du spectateur, semble s’y perdre dans un paysage impalpable et ivre de mots.

La visite prendra ainsi rapidement la tournure d’un jeu de piste, le spectateur enjoint par les œuvres à se lancer irrémédiablement à la poursuite de son « je ». D’autant que le livre a été examiné sous toutes ses coutures et envisagé, dans le cadre de l’exposition, en ce sens : l’ensemble des dimensions et des usages du livre est convoqué au sein d’une scénographie léchée. Le livre en tant qu’objet réinventé, mais aussi la narration et son narrateur, le témoignage et la biographie, les évolutions de l’écriture et de la langue, la sonorité des mots et des phrases… La nouvelle perspective sur l’identité soumise par chaque œuvre sollicitera invariablement les sens du spectateur. Voyez ces petites fioles de laborantin de « Passage » de Magdéleine Ferru. A moins qu’elles ne soient des petites bouteilles jetées à la mer, chargées de sauver les mots de la noyade et le souvenir de l’oubli.

 « Je, pleinement » (Cl. Charlotte Moritz)

Certaines pièces exposées invitent même quant à elles à certains amusements, à l’instar de « Un coup de dés » de Nathalie Leverger. L’exercice surréaliste du cadavre exquis et les cocasses jeux de mots seront également de la partie dans cette exposition qui reste, à n’en point douter, un hommage aux mots et à l’acte d’écrire, restitué ici comme trait d’union indéfectible entre les hommes. D’ailleurs, une œuvre (« Mika d’eau » de Christine Pezet, Hélène Saïnz et Christine Verdini) octroie la possibilité d’investir votre propre plume et de superposer vos mots avec celles des autres participants de cette création collaborative. Preuve que, définitivement, le livre raconte bien nos histoires.

Hugo Roux