Paysage et estampe – 11

Le Val de Loing (Grez) – 2

Grez-sur-Loing, une fois encore. “Grez-sur-Loing, village de peintres”. J’ai retrouvé un petit article que j’avais proposé pour la revue municipale de Saint-Pierre-lès Nemours, Saint-Pierre magazine, en octobre 1996, à la sortie du roman de Philippe Delerme : “Sundborn ou les jours de lumière”. Le voici : « Nous sommes en 1919, Ulrick Tercier, le narrateur du récit, se souvient… C’étaient quelques 35 ans plus tôt, autour de la maison familiale d’été de Grez et les bords du Loing à l’ombre de la tour de Ganne : la petite communauté scandinave formée des peintres Carl Larsson, Christian Krohg, Soren Krøyer,… de l’écrivain August Strindberg, qui avait envahi l’hôtel Chevillon ; son attirance pour ces artistes venus chercher cette qualité de lumière tant vantée par les impressionnistes ; les journées chaleureuses et insouciantes passées en leur compagnie ; sa première rencontre à la gare de Nemours, avec Julia Lundgren, venue rejoindre le groupe ; la fin d’une adolescence et le début d’une aventure !

Commence pour Ulrick, spectateur d’une quête de la pureté et du bonheur, une chronique intimiste ponctuée des passions et des rêves qui animent ces artistes, des pulsions qui réunissent et défont. Son voyage à leur suite, lorsque d’autres lieux les solliciteront, le conduira de Grez à Skagen, à la pointe septentrionale du Jutland danois, sur cette côte sauvage où s’affrontent les eaux du Skagerrak et du Kattegat, source d’inspiration des peintres Michael et Anna Ancher ; de Skagen à Sundborn, en Dalécarlie suédoise, sur la rive du lac Toftan, dans “Lilla Hyttnäs” la maison de Carl ; de Sundborn à Giverny, où Julia rencontra Claude Monet…, de Sundborn à Grez… »

En marge de la présence des colonies d’artistes, on peut citer un lieu notable de Grez, la grande propriété bourgeoise du Domaine de la Bouleaunière (XIXe siècle) qui, de 1834 à 1839, appartint au comte Gabriel de Berny. Mariée très jeune, Laure de Berny devait tomber amoureuse d’Honoré de Balzac, beaucoup plus jeune qu’elle, et celui-ci, partageant ce sentiment, y séjournera en sa compagnie à plusieurs reprises : c’est là qu’il aurait écrit ”Ursule Mirouët“, publié en 1841, dont plusieurs scènes se déroulent à Nemours. Parmi ses diverses conquêtes, Laure fut à la fois son amante, sa confidente et son inspiratrice. Elle restera chez Balzac la “Dilecta”, l’aimée… “Le Lys dans la vallée” n’évoquerait-t-il pas cette liaison au travers du personnage de la comtesse de Mortsauf ? Ce que l’on sait moins, c’est que l’écrivain, par ailleurs homme de divers projets quelque peu risqués, acheta par exemple une imprimerie, grâce notamment à son aide financière. Les affaires allant mal et pour éviter la faillite, c’est un fils Deberny (on note l’abandon de la particule nobiliaire), Charles Lucien Alexandre (1809-1881), fondeur de caractères typographiques, qui s’investira dans l’affaire et la redressera. Saint-Simonien, il sera l’un des organisateurs des retraites ouvrières. Quant aux fonderies, devenues Deberny, elles furent liées par la suite à la fonderie des frères Peignot, jusqu’en 1972.

“La tour de Ganne, vue du pont de Grès”
Fernande Sadler – eau-forte (Collection particulière)

Évoquer Grez-sur-Loing, c’est aussi mentionner des personnalités locales qui s’y distinguèrent. Ainsi, Fernande Sadler (1869-1949), qui en fut à plus d’un titre une grande figure. Venue dans la capitale pour étudier l’art à l’Académie Julian, exposant ensuite au Salon de Paris, c’est au cours d’un séjour aux environs de Fontainebleau qu’elle découvrit le village de Grez. Séduite, elle s’y installa, en 1904, peignant et gravant de nombreux paysages et scènes de genre. Mais aussi en participant à la vie locale. Sur les conseils de Charles Moreau-Vauthier, elle commença en 1910 à réunir une collection de peintures pour la ville, qui donna naissance au musée local, enrichi au fil des ans par les donations de divers artistes de passage. Elle fut membre de la Société historique et archéologique du Gâtinais, et publia deux ouvrages sur la commune : “Promenade archéologique à Grez-sur-Loing” (1901) et “Grès-sur-Loing“ (1906), une notice historique de plus de 500 pages illustrée de six de ses gravures, dont “La tour de Ganne, vue du pont de Grès”. Fernande Sadler devint maire de Grez-sur-Loing de 1945 à 1947.

Grès-sur-Loing – Notice historique (couverture)
Fernande Sadler – Eau-forte (Collection particulière)

Pour nous plonger plus profondément dans l’estampe, une autre personnalité de l’art s’impose : Abel Justin Mignon (1861-1936), qui fut l’élève des peintres Jean-Léon Gérôme (1824-1904) et Alfred Loudet (1836-1898), et formé à la gravure par Louis-Pierre Henriquel-Dupont (1797-1892). Le cahier n° 9 (printemps 2014) édité par “Artistes du bout du monde” lui rend hommage. J’en prélève quelques lignes. « Abel Mignon a vécu de nombreuses années à Grez avec ses cinq enfants, avant de prendre, en 1925, la direction de l’École Comairas instituée en 1875 (Fondation Taylor) à Fontainebleau, école d’art qui existe toujours. Sa fille Yvonne lui succèdera quelques années plus tard. […]
Abel Mignon souhaite être peintre mais son père accepte plus volontiers qu’il apprenne la gravure dont l’aspect artisanal est plus noble à ses yeux, ce qui permet de remporter le premier second prix de Rome par la suite.
Il multiplie Honneurs, Médailles et Prix. Il réalise des affiches, grave des billets et des timbres. Il excelle dans cette spécialité et réalise en 1927, le premier timbre gravé en taille-douce. […] » Ce poinçon du timbre Caisse d’Amortissement, “Le Travail”, a été gravé d’après un dessin d’Albert Turin. Membre de l’Association des Artistes français et lauréat de l’Académie des Beaux Arts à deux reprises, il fut fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1908.

En haut : “Le Travail” (émission en 1928)
Dessin : Albert Turin – Gravure : Abel Mignon – 36 x 21,45 mm
En bas : “Yvonne” par Abel Mignon – Taille-douce
Collection privée Nicole & Xavier Labruyère

Quant à sa fille Yvonne Suzanne Mignon (1891-1978) représentée sur la gravure au-dessus et devenue Madame Bouisset-Mignon, elle devint graveuse à la pointe sèche et au burin. Membre de la Société des Artistes français, elle fut Médaille d’Or du Salon en 1929.

Parmi les visiteurs de Grez, on pourrait citer la peintre allemande Jelka Rosen, qui y acheta une propriété, y résidant avec son mari, le compositeur anglais Frederick Delius, et puis tous ceux ou celles qui ne firent que passer et visiter le Val de Loing ou s’y installer. Évoqué par Yves Dodeman dans la rubrique Plein cadre du Cahier n° 8 d’Artistes du Bout du Monde (Automne 2012), Kiyoshi Hasegawa (1891-1980) vint à Grez, sans doute sur la recommandation de son maître Seiki Kuroda (1866-1924), épris de ce village où il séjourna à partir de 1890 durant près de deux ans et demi. On sait qu’ensuite Kuroda, de retour au Japon, introduisit les techniques de la peinture occidentale moderne en son pays. Foujita ne manqua pas, lui aussi, de visiter Grez.

Ce lieu de Grez-sur-Loing, aujourd’hui d’une notoriété bien plus modeste que celle de Barbizon, – car dénué de galeries -, serait en fait, curieusement, beaucoup plus connu à l’étranger que dans l’hexagone, en particulier au Japon !
Aujourd’hui encore, nombre d’artistes japonais, pour ne parler que d’eux, viennent découvrir le village. D’autre part, il faut saluer l’action exemplaire d’une association grézoise dans la réhabilitation de la mémoire culturelle du village et, au travers de cela, la mise en relief de la beauté de son site.
Il s’agit de l’association “Artistes du Bout du Monde”, dont la présidente actuelle est Nelly Dumoulin, et qui fut portée durant nombre d’années par la présidente d’honneur, Claire Leray, et son équipe. La dénomination de celle-ci interpelle. Elle vient d’un lieu-dit situé en bordure du Loing, en amont du vieux pont de Grez. « Le Bout du Monde » est un endroit reculé dont le nom, pourtant connu des habitants, ne figurerait sur aucune cartographie ! Mais il est le sujet de quelques cartes postales anciennes.

(à suivre)

Gérard Robin

La vague…

« Sous la vague au large de Kanawaga » d’Hokusai
(Cl. Metropolitan Museum of Art of New-York)

Pendant la période de l’Avent les vitrines des rues commerçantes et celles virtuelles des sites marchands sur Internet regorgent de cadeaux à acquérir pour les fêtes de fin d’année. Parmi ces cadeaux sont offerts, dans les catalogues des grands musées mondiaux, de multiples objets dérivés. En mathématiques, la dérivée indique le sens de la pente d’une courbe. En matière d’objets dérivés depuis un certain temps la pente devient quelque peu vertigineuse.

Déjà en 1936, Walter Benjamin, dans son essai intitulé : « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », constatait que ces procédés mécaniques avaient fait perdre aux œuvres d’art leur aura. Depuis, avec l’ère numérique, cette désacralisation de l’art s’est exponentiellement amplifiée. L’expression populaire : «  Faire feu de tout bois », peut maintenant se pasticher en : « Faire argent de tout art », tant ces objets dérivés se déclinent à l’infini sur les sites des musées. Pour le mettre en évidence, il suffit de prendre un seul exemple, auquel le titre de ce billet emprunte une partie de son nom, celui de l’estampe : « Sous la vague au large de Kanawaga » du Japonais Hokusai. Elle est ainsi dérivée en divers objets dans le catalogue des Boutiques des musées publié par la Réunion des musées nationaux.

Sac avec reproduction de la vague (Cl. Boutique des musées)

Cette célèbre estampe, dont un des tirages originaux est conservé au musée Guimet à Paris, mesure 25,7 x 37,9 cm. Que l’on puisse désirer garder par devers soi pour contempler dans le calme de sa demeure un fac-similé fidèle de celle-ci semble légitime. Ce catalogue le propose. Fort bien. Mais que penser alors de ses autres propositions : un agrandissement mural de 80 x 100 cm, un cabas pour les courses, une pochette de protection d’un micro-ordinateur, deux paires de chaussettes, deux punaises magnétiques, une housse de coussin, un masque facial de protection, un bracelet pour dame, un puzzle de mille pièces, une étole de soie, etc. ?

Paire de chaussettes avec la vague (Cl. Boutiques des musées)

Dans ce monde des objets dérivés, l’œuvre d’art a non seulement perdu son aura mais ceux qui ont en charge d’en garder et de conserver l’original ont introduit dans le temple, sans doute sous les aimables encouragements de leurs agents comptables, le merchant-design et la rentabilité commerciale. Nul ne les en chassera car depuis plusieurs décennies la pente de cette dérive est bien trop forte et universelle. Comme dans cette estampe d’Hokusai, ne risque-t-elle pas alors de submerger les frêles esquifs où sont encore embarqués les créateurs d’images d’aujourd’hui ?

Claude Bureau

 

 

Ra’anan Levy

La Galerie Dina Vierny (Cl. M. Préaud)

« Ra’anan Levy – Gravures »
Galerie Dina Vierny
7 décembre 2021 – 29 janvier 2022
36 rue Jacob 75006 Paris

La Galerie Dina Vierny présente sur ses cimaises un choix d’estampes relativement récentes de Ra’anan Levy. Né en 1954 à Jérusalem, partageant aujourd’hui sa vie entre Paris et Florence, ce peintre et graveur franco-israélien est soutenu depuis longtemps par la Galerie Maeght. Il a d’ailleurs bénéficié l’an dernier d’une grande exposition de ses peintures à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, avec un superbe catalogue (Ra’anan Levy / L’épreuve du miroir) agrémenté d’une préface du commissaire de l’exposition, Hervé Lancelin, et d’une étude de Julia Beauquel, « Le reflet des choses »).

Vue partielle de l’exposition
(copyright Galerie Dina Vierny © Romain Darnaud, 2021)

La présente manifestation est consacrée à ses estampes. Il y traite les mêmes sujets que dans ses peintures, c’est-à-dire des intérieurs vides aux portes multiples qui n’ouvrent sur rien, des bouches d’égout et des caniveaux, des pontons plus ou moins ruinés à marée basse, des autoportraits grimaçants et des mains noircies d’encre entrelacées d’angoisse. Bref, des thèmes parfaits pour compenser la niaiserie de Noël où nous risquons de nous noyer. Il y a tout de même une ânesse mignonne qui apporte un peu de douceur dans cette mélancolie.

Vue partielle de l’exposition
(copyright Galerie Dina Vierny © Romain Darnaud, 2021)

Les estampes, en général d’assez grand format, d’un strict noir-et-blanc, obtenues par eau-forte mêlée d’aquatinte et de grattages multiples, magnifiquement imprimées par les taille-douciers de l’imprimerie Arte1, sont présentées sur les chaleureuses cloisons de la galerie dans des encadrements un peu funèbres souhaités par l’artiste. Elles sont toutes reproduites dans un beau catalogue2.

La galerie est ouverte du mardi au samedi de 11h à 13h et de 14h à 19h. Elle sera fermée du dimanche 19 décembre au lundi 3 janvier, réouverte du mardi 4 au samedi 29 janvier 20223.

Maxime Préaud

1 Je me permets de renvoyer au portrait que j’ai tracé naguère de cet atelier, où j’ai découvert le travail de Levy : « Arte, ce n’est pas de la télé (ni du ciné) », Nouvelles de l’estampe, n° 255 (Été 2016), p. 48-55, aujourd’hui accessible en ligne.
2 Avec une préface de votre serviteur. 40 euros tout de même.
3 Contrairement à ce qui est indiqué sur la vitrine, l’exposition étant prolongée.