Vos papiers !

Papier Arches imprimé en main (Cl. Imprimerie Chauvat-Bertau)

Il ne fait pas bon par ces temps de restrictions de circulation de jeter ses papiers par-dessus les moulins. Bien qu’on puisse réaliser des estampes sur de nombreux supports souples, voire de la porcelaine, comme il est encore d’usage à la Manufacture nationale de Sèvres, le papier demeure leur support privilégié. Les paroles de Serge Gainsbourg chantées par Régine :
« Laissez parler
Les p’tits papiers
A l’occasion
Papier chiffon
Puissent-ils un soir
Papier buvard
Vous consoler »,
pourraient devenir l’hymne des stampassines et des stampassins de toutes manières et de toutes obédiences tant le papier fait la paire avec l’image de l’estampe.

Or, depuis l’époque de la chanson, le paysage papetier a bien changé. S’il subsiste au creux des vallons de nombreux moulins à papier artisanaux dont l’énumération fleure bon la toponymie des territoires : Moulin du verger, Moulin de Pen-Mur, Moulin Richard de Bas, Moulin de la Rouzigue, Moulin du Got, Moulin Vallis Clausa, Moulin de Brousses, Moulin de la Tourne, Moulin de Sainte-Suzanne, Moulin Les Bordes, Moulin du Liveau, etc., dont la production est souvent confidentielle et qui survivent parfois chichement avec l’aide de collectivités territoriales, le catalogue des petits papiers des grands moulins papetiers s’est bien réduit.

Papier coton (Cl. Hahnemühle)

Canson, héritier des frères Montgolfier qui firent monter le papier en altitude, propose deux papiers pour l’estampe : « Barbizon », le bien nommé, et « Édition » plus prosaïque. La papeterie Lana, qui fit le bonheur de certains amateurs stampassins avec ses papiers filigranés à la tête de bélier, à la croix ducale ou aux deux lions, a abandonné ses productions de papier gravure depuis qu’Hahnemühle est entré dans son capital. Restent sur les rangs et diffusés en France : la papeterie Arches, qui continue vaillamment ses produits phares avec quelques restrictions dans les assortiments ; le « Moulin du Coq », Hahnemühle, qui offre une large gamme de grammages et de formats que l’on peut trouver, entre autres, chez « art-papier.eu » animé par un taille-doucier de bons conseils, Michel Cornu ; Joop Stoop, qui fait fabriquer sous son nom une série restreinte intitulée « JS Opal » et, pour le simili-japon, Schut et Clairefontaine. Un choix relativement réduit qui, pour l’instant, semblerait répondre à la demande de la gent stampassine.

Fibres de washi (Cl. Awagami)

Quant au papier Japon traditionnel disponible en Europe, il a suivi aussi le même penchant et il n’offre plus la même diversité qu’autrefois. L’importateur allemand Japico a drastiquement réduit son catalogue de produits disponibles. Awagami, grâce à l’Internet, offre maintenant une partie de ses washi à la vente par correspondance. Cependant, la voie suivie par les papetiers japonais n’a rien à envier à celle suivie par les papetiers européens ; l’éventail des grammages s’est étréci et surtout celui des textures et des tonalités, dont le cahier d’échantillons de Japico, datant de la fin du siècle dernier, témoigne encore de leur richesse au fin fond de mes archives.

Gare à cette pente générale suivie par tous les papetiers du monde vers l’uniformisation. Elle ne peut être que synonyme d’appauvrissement de l’expression artistique. Néanmoins, pour rester optimistes, concluons en chanson et en parodiant Léo Ferré : « Stampassines, stampassins, Vos papiers ! » Prenez-y garde car sans eux vos images ne sont rien !

Claude Bureau

Paysage et estampe – 2

Carte de la région de Fontainebleau d’Arthur Heseltine
(Cl. Collection privée)

En frontispice de chaque épisode de mon propos, voici la carte de la région que nous allons visiter. Elle est extraite d’un album de gravures dues à un Anglais, Arthur Helseltine, qui vécut à Marlotte, un hameau Seine-et-Marnais, aujourd’hui devenu Bourron-Marlotte.

Ce qui nous amène à faire une petite parenthèse relative à la gravure, car celle-ci eut par le passé un rôle important dans divers domaines d’utilité publique, en particulier celui de la cartographie. C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que la première carte générale du royaume de France, restituant avec finesse le paysage naturel et construit, sera réalisée pour répondre à des fins d’organisation administrative du pays. Voulue par le roi Louis XVI, elle sera établie par la famille de cartographes Cassiny de Thury. Pour ce faire, le travail fut basé sur le relevé par triangulation des marins et navigateurs, la meilleure technique de l’époque. Malgré des imperfections, le résultat est remarquable et servira de modèle jusqu’au milieu du XIXe siècle, avant d’être remplacé par les cartes dites d’état-major.

Le présent schéma, établi par Heseltine, n’a pour seule ambition que d’indiquer succinctement la localisation des lieux qu’il a lui-même gravés ou qui furent représentés par les artistes dits de l’École de Barbizon.

Barbizon, pôle de rayonnement artistique

Barbizon n’était alors qu’un simple hameau de bûcherons et de paysans du Pays de Bière, mais qui avait deux avantages : le premier, de se trouver à proximité de Paris, dans la grande plaine agricole de Chailly (Chailly-en-Bière), à l’orée de la forêt de Fontainebleau, dans une région pittoresque aux paysages contrastés et divers, avec ses vallonnements, son arborescence et ses rochers, ses cours d’eau, comme la Seine et le Loing, et parsemée de villages ; le second, d’être facilement accessible de la capitale, d’abord par la diligence, jusqu’à Chailly, où L’Auberge du Cheval Blanc est alors un relais de poste ; ensuite, dès 1849, par le chemin de fer, qui desservit Melun et Fontainebleau, mettant le village à une dizaine de kilomètres à pied, avant qu’un petit train ne soit créé en 1899 (par la TSSM, Société du Tramway Sud de Seine-et-Marne), de Melun au terminus barbizonnais de l’Hôtel de la Forêt.

Ainsi Barbizon devint-il, entre 1825 et 1860, un vaste atelier de peinture, un centre d’attraction artistique, qui perdura jusqu’en 1875, accueillant, grâce notamment à l’Auberge Ganne, des artistes-peintres de toutes nationalités. Le lieu et les environs les fascinaient, et étaient une source d’inspiration originale, pour beaucoup nouvelle, et sans cesse renouvelée. Il est vraisemblable que, pour ces artistes, la campagne apparaît comme une sorte de refuge et de vérité par rapport à une vie citadine par certains côtés artificielle… Il n’y a rien de factice ici : tout est réel, sous l’incidence des saisons, la végétation, les récoltes, le labeur des paysans et des paysannes, leurs joies simples et leurs difficultés de vie.

“Chaumière de paysans” – eau-forte (1845) de Charles Jacque
(Cl. New York Public Library

Et puis, pour séduire plus particulièrement les peintres, il y a la beauté donnée par la lumière à chaque heure de la journée, que le vent anime, que la pluie dramatise.

Une invitation à travailler sur le motif. Cela, tant pour le peintre que pour le graveur. Mais, pour le premier, une nouveauté déterminante allait apparaître et faciliter le travail d’après nature. Ce fut l’invention, en 1841, par le peintre américain John Coffe Rand (1801-1873) d’un tube en étain avec pince, pour conserver les préparations de peintures à l’huile. En 1859, Alexandre Lefranc (1830-1894) commercialisa un tube à fermeture hermétique, à l’aide d’un bouchon à pas de vis. L’innovation, qui évitait désormais le labeur fastidieux en atelier du broyage des pigments et de leur mélange avec le liant, eut donc une incidence majeure dans la manière de peindre, et favorisa le travail sur le motif souhaité par les peintres paysagistes.

Quant à la gravure, un facteur lui donna aussi une autonomie par rapport à l’atelier d’imprimerie taille-doucière, chez qui il fallait nécessairement passer. Longtemps, l’encre fut une préparation qui y était tenue secrète, à la discrétion de « faiseurs d’encre ». Il en fut ainsi jusqu’en 1818, où Pierre Lorilleux (1788-1865), alors pressier à l’Imprimerie Royale, commença à industrialiser la fabrication des encres, son fils, Charles (1827-1893), la développant ensuite… Un artiste possédant une presse à taille-douce pouvait ainsi facilement imprimer les différents « états » de son travail (avant le BAT (bon à tirer) pour une édition éventuelle).

Cela rendit plus aisé le travail d’interprétation des graveurs spécialisés dans la reproduction des œuvres peintes. Dans sa fonction première, la gravure visait à diffuser celles-ci pour les faire connaître, mais cela conduisit bien d’autres artistes, – et ils furent nombreux –, à utiliser l’estampe comme un véritable moyen d’expression.

“Le Labourage” – eau-forte et burin (1864) de Charles Jacque
(Cl. British Museum)

Auteur des deux eaux-fortes présentées ici, la “Chaumière de paysans” (état 2) et “Le Labourage”, le graveur Charles Émile Jacque (1813-1894), (qui habita Grande rue au n°24), fut, après une période de gravure d’interprétation d’après les maîtres hollandais, un véritable artisan de la gravure originale, s’inspirant de cet environnement rural et s’attachant à décrire la vie agricole locale et ses acteurs, cela sur près de 600 gravures. Des évocations réalistes pleines de sensibilité. Il fut l’un des éléments de ce foyer d’artistes créateurs, qui «se voulaient portraitistes de la nature avant d’être les chantres de la campagne»*. *(Dictionnaire de la Peinture, École de Barbizon, Larousse). Il en reste aujourd’hui un témoignage global, gravé ou peint, d’une force incontestable.

“Le Soir”, par Félix Bracquemond, d’après Théodore Rousseau
(Cl. The New York Public Library)

Ainsi cette vision pastorale du peintre Théodore Rousseau (1812-1867), “Le Soir”, transcrite à l’eau-forte et pointe-sèche (état 6) par Félix Bracquemond (1833-1914). Rappelons que ce dernier fut à la base de la création de la Société des Aquafortistes, fondée en 1862 par l’éditeur Alfred Cadart et l’imprimeur Auguste Delâtre. C’est un spécialiste de cette “manière” de gravure, qui engagera vraisemblablement des artistes comme Jean-Baptiste Corot, Edgar Degas, Édouard Manet, Jean-François Millet ou Camille Pissarro à la pratiquer.

Quant à Rousseau, dont on ne connaîtrait que trois eaux-fortes personnelles, il est l’artiste-peintre qui fut sans doute le plus fidèle de la région de Barbizon (il habita Grande rue, au n° 55). S’il fut un temps le “grand refusé” des salons parisiens, car puriste de la représentation paysagère, ses huiles furent finalement appréciées, et se trouvèrent souvent reproduites en gravure. Les artistes qui marquèrent de leur talent ce que l’on appellera l’École de Barbizon furent nombreux. Nous en découvrirons quelques-uns, au travers de l’estampe, au fil de notre balade en Seine-et-Marne.
(à suivre…)

Gérard Robin

Binômes

« Chair 84 » d’Hiroko Okamoto

Binômes
Exposition d’estampes
6 mars – 20 mars 2021
Galerie Peinture fraîche
29 rue de Bourgogne 75007 Paris

Bien que l’œuvre gravé d’Hiroko Okamoto (1957-2007) puisse faire penser à la géométrie de Benoît Mandelbrot, l’inventeur des fractales, le titre de cette exposition n’est pas un concept mathématique mais plus simplement la confrontation entre des gravures d’Hiroko Okamoto et celles de 22 stampassins contemporains. Ceux-ci, en hommage à cette artiste trop tôt disparue, à l’instar de ce qu’avait fait Pablo Picasso avec Vélasquez et Delacroix, se sont inspirés chacun d’une de ses estampes pour en créer une nouvelle et former ainsi ces binômes éphémères que présente pour une trop brève période la galerie Peinture fraîche sise entre le Palais-Bourbon et le musée Rodin à Paris.

« La pluie VIII » d’Hiroko Okamoto

Les séries d’estampes d’Hiroko Okamoto, Chair, Bruissement, La pluie, Sweater, En haut, Distance, etc. engendrent un monde très particulier tout en finesse et subtilité où les détails répétés du plus minuscule au plus grand, tels des fractales, obligent le spectateur à abandonner ses certitudes visuelles pour se laisser porter, par des chemins de plus en plus ténus au-delà de ses traits si précis, dans une rêverie  profonde. Dans les turbulences d’aujourd’hui, elle impose un arrêt sur image propice à la méditation qui à première vue ne saurait pas naître du côté très prosaïque de son sujet comme dans ChairSweater ou La pluie.

« Que Ilueva » burin de Maria Chillon

Se confronter à un tel monde original était, de la part des 22 artistes présents avec elle dans cette exposition, un exercice périlleux qui pouvait osciller entre imitation servile et transgression iconoclaste. Les binômes présentés ici s’en sortent avec brio et chacun a su conserver sa patte personnelle dans cette confrontation pacifique. Et, contrairement à ce que fit Pablo Picasso avec Vélasquez et Delacroix, tous, même les plus apparemment transgressifs, ont été particulièrement respectueux de l’œuvre dont ils s’inspiraient. Trop diront certains grincheux. Une exposition donc à ne pas manquer.

Claude Bureau

Le catalogue de cette exposition montre côte à côte l’ensemble des binômes accrochés. il est téléchargeable en suivant ce lien.